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phalanstère. Par ailleurs, et s’il était le plus aventureux des théoriciens, Dumas était un observateur singulièrement pénétrant. Ce qu’il a vu admirablement dans la société de son temps, c’est ce goût du plaisir qui l’envahissait dans toutes les classes et à tous les degrés de l’échelle. De là l’égoïsme, l’insouciance, le refus de supporter toutes les charges et celles mêmes qu’impose la nature, et c’est par-là que la France périssait… Telles étaient, à la veille de la guerre, les idées et opinions d’Alexandre Dumas. La guerre ne l’en a pas fait changer ; bien au contraire, elle l’y a ancré, fortifié, assuré. Elle ne lui a fait concevoir aucun doute sur la bienfaisance et l’opportunité d’aucune de ses théories ; elle ne l’a pas converti, elle l’a exalté. Le ton est devenu plus tranchant, plus âpre, plus violent, plus grandiloquent, plus lyrique. Le moraliste réformateur n’a pas varié ; mais l’auteur dramatique a, pour un temps, modifié ses procédés.

Est-il permis de raisonner par analogie, en sachant bien que si tout se recommence et se ressemble, rien n’est identique ? La guerre actuelle ne pourra manquer d’influer profondément sur nos auteurs dramatiques. Elle ne changera pas les idées de ceux qui en avaient et n’en donnera pas à ceux qui en manquaient : elle leur imposera certains sujets, certaines professions de foi, un certain ton. Si je me permettais de leur donner un conseil, ce serait qu’ils n’abusent pas de la pièce de circonstance : il est très rare qu’elle ait une valeur d’art. Qu’ils soient discrets dans leurs allusions aux affaires publiques ! Qu’ils évitent de rééditer en de trop abondantes tirades les articles que nous lisons tous les jours dans tous les journaux ! Non certes que le théâtre n’ait son rôle à jouer dans la France de demain. Dumas avait noblement et grandement raison quand il estimait que le théâtre peut influer sur les mœurs et par conséquent qu’il le doit : il avait tort seulement de le croire fait pour résoudre les problèmes de sociologie. Le théâtre est fait pour créer un monde à la ressemblance du nôtre et sur lequel, par une sorte de réciprocité, notre monde se modèle. Tout dépend de l’atmosphère qu’on y respire et des sentimens qui y ont cours. Un jour ou l’autre nous pourrons nous entretenir de ce théâtre assaini auquel aspire le public français.


RENÉ DOUMIC.