Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un air souriant, comme si je m’adressais à des amis éprouvés, je dis… » Il leur débite une anecdote et, notamment, de Jupiter qui, un jour, rencontre un paysan… « C’est donc nous qui sommes Jupiter ? » lance, du fond de la salle, un adversaire, mais flatté. « Alors, déployant dans toute son étendue et sa force ma voix, que jusque-là j’avais contenue, je m’écriai : Oui, c’est vous qui êtes Jupiter !… » Le vacarme diminue, et cesse ; les gens écoutent : et ils entendent des vérités opportunes, avec docilité. L’orateur les a séduits ; il les tient et il ne les lâche plus ; voire, il les malmène : en tout cas, il les mène à sa guise, ou peu s’en faut. Puis, ayant fait acte de maîtrise : « Je touchais, dit-il, à ce moment si enivrant où l’orateur remue à son gré son auditoire et l’assujettit à ses sentimens… » Quelques protestations ; elles ne gênent pas l’orateur : elles l’exaltent. Ces protestations, qu’est-ce ? les sursauts de la bête qu’on tue ; et, la bête qu’on tue, l’opinion d’autrui. L’on redouble de zèle… « J’approchais du terme et je pus prodiguer mes forces… » Le discours domine de mieux en mieux la multitude et la dompte. Soudain, le commissaire de police déclare : « Il est onze heures ; mes ordres sont formels ; il faut que je fasse fermer la salle. » Le commissaire est un spécialiste, et qui a su préserver son sang-froid des périls de l’enthousiasme. La séance fut levée. « Cette interruption idiote ou perfide m’arrêta juste au moment où j’allais porter les derniers coups… » Emile Ollivier déteste l’avanie que lui infligea le règlement des réunions électorales, vers la fin de l’Empire autoritaire. Que sera-ce, quand la catastrophe où sombre l’Empire libéral et d’où émerge la République le privera définitivement des voluptés de l’éloquence !… J’insiste un peu : c’est que, lisez l’histoire de l’Empire, autoritaire et libéral, vous serez étonné, ravi, scandalisé, que sais-je ? de toute l’éloquence qui s’y dépensa. Thiers, Jules Favre, Rouher, et le jeune Gambetta qui prélude, et bien d’autres parmi lesquels Emile Ollivier, s’il a des émules, est au premier rang. Que de discours ; les modèles dans tous les genres, et de tous les tempéramens, et de toutes les occasions ; quels artistes, et avec une sincérité parfaite, avec du talent, du génie ! A-t-on jamais plus étroitement confondu l’éloquence et la politique ? Splendide confusion ; mais dangereuse : nous l’ignorons de moins en moins et regrettons parfois le temps où la politique n’était que la pratique assez modeste des affaires de l’Etat.