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faire boire nos chevaux dans la Seine. Qui eût prévu cela il y a deux mois ! Bien peu de gens en Allemagne étaient assez hardis pour y songer. » Plus tard, lorsqu’il se rend à Versailles avec ses camarades, cette visite lui inspire une réflexion analogue à celle que la légende prête au doge de Gènes sous Louis XIV. Ce qui l’étonne le plus dans les splendeurs du château, c’est d’y voir des uniformes allemands[1]. L’expression mille fois renouvelée de ces sentimens s’accorde mal avec la conscience d’une irrésistible supériorité.

Cette supériorité reconnue n’était pas d’ailleurs sans lacunes, ni sans inégalités. Elle tenait, d’après le témoignage d’un général expérimenté, vétéran des grandes guerres, aux qualités des officiers bien plus qu’à celles des soldats, issus d’un peuple qu’il définit lui-même comme « pas guerrier, à peine patriote, et seulement royal[2], » c’est-à-dire entraîné au métier des armes par discipline monarchique et dressage mécanique plus que par enthousiasme national. Et le corps d’officiers lui-même a-t-il toujours donné l’exemple du sentiment du devoir et de la constance dans l’effort ? En décembre, à l’armée de la Loire, plusieurs d’entre eux déclarent ouvertement « qu’ils en ont assez de la guerre[3]. » Lorsqu’elle se termine par l’armistice, le ressort de la discipline, fatigué peut-être par une tension ininterrompue de six mois, se relâche et fléchit au point de se briser. C’est parmi les gradés, même parmi les princes souverains, un assaut de sollicitations auprès du haut commandement pour obtenir un congé et revoir leurs familles ou leurs Etats, en abandonnant leurs corps. Cette hâte indécente produit sur les officiers restés fidèles au drapeau l’impression d’une fuite éperdue ; ils se demandent plaisamment si l’on ne sera pas forcé de lever une nouvelle armée de recrues pour figurer les troupes victorieuses lors de la rentrée solennelle à Berlin[4].

S’il n’existe aucune institution humaine qui reste à l’abri de pareilles défaillances morales, il est du moins un mérite qu’il semblait difficile de contester à l’armée prusso-allemande : c’était la perfection de son organisation matérielle, le fonctionnement impeccable et automatique de ses services

  1. Bauriedel, pp. 62 et 149.
  2. Von Müller, p. 149.
  3. Kretschmaan, p. 228 ; Koch-Breuberg, p. 88.
  4. Kretschmann, pp. 336, 337 et 340.