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vers le concurrent ; ils ne croient pas que l’on grandisse vraiment à se guinder sur des déliasses ; certains même se méfient toujours des échasses, instrumens fragiles et traîtres…

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le palatin Charles-Théodore décida de se bâtir une résidence sans rivale en Allemagne et à l’étranger. Il voulut avoir à Schwetzingen, dans la plaine du Rhin, les plus beaux jardins du monde, encore plus français et plus forestiers que ceux de Versailles, avec des cascades, des rivières et des pièces d’eau qu’en cette proximité du fleuve, il était bien plus facile qu’à Versailles de maintenir toujours combles et limpides. Il voulut avoir, non seulement ses galeries et ses orangeries comme le grand Roi, mais encore une reproduction de toutes les merveilles architecturales qu’il avait admirées au cours de son voyage méditerranéen. Il érigea trois temples antiques, un Temple circulaire d’Apollon, un Temple double de Mercure, un Temple à fronton de Minerve. Devant la ligne ruinée d’un aqueduc romain, il dressa une Roche de Pan, un Obélisque de 45 pieds, cinq autres obélisques. Il peupla d’urnes et de statues les ombrages de ses bois sacrés. Toute l’antiquité en réduction fut comprimée en ce médiocre espace. Mais Charles-Théodore, qui était de son temps et voulait en être, se piquait aussi du savoir et du goût les plus modernes : il joignit à ses ruines un Temple tout neuf de la Botanique, une mosquée avec deux minarets de 140 pieds, et des ponts chinois, et des jardins à l’anglaise, et une volière à la persane pour ses oiseaux de prix, et des bains à l’italienne pour ses belles amies, et une salle de spectacle pour les tragédies de M. de Voltaire, car il n’y avait pas alors de résidence achevée sans la présence ou sans les dernières œuvres du plus grand des philosophes.

Quand Charles-Théodore eut dépensé des sommes fabuleuses pour un palatin de ce temps, on s’aperçut que Schwetzingen, enfoui dans les boues du marécage rhénan, à distance égale, mais également regrettable du fleuve coulant et de la fraîche montagne, était une bouilloire l’été, une glacière aux moindres froids, un nid de fièvres, de moustiques, de rats et de bêtes malpropres : à trois lieues dans l’Est, la vieille capitale Heidelberg, malgré les tristes souvenirs de la dévastation française, restait sur sa jolie rivière, à l’orée de sa noire forêt, au penchant de sa rose montagne, le plus sain, le plus charmant