Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/448

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pendant des années les horreurs d’une longue maladie qui disloque. Mourir vite, fièrement, et dans l’ivresse d’un combat : c’est une destinée enviable.

Mais il n’y a pas seulement les combattans et les morts. On peut et on doit penser à ceux qui restent. Ceux qui partent sont heureux ; les larmes sont à ceux qui survivent. De ceux-là, le deuil est affreux, barbare.

La mort d’une mère, ou d’un père, quoique la douleur en soit toujours très aiguë, est dans l’ordre naturel de notre infortunée condition humaine. Au contraire, la perte d’un enfant ou d’un jeune époux a quelque chose d’amer et d’inique. N’est-ce pas Euripide qui disait : « Les temps de la paix sont ceux où les fils pleurent les pères ; les temps de la guerre, ceux où les pères pleurent leurs fils. » Et nous vivons, hélas ! en ces temps inhumains.

Inclinons-nous devant ces douleurs. Comme à ces fleurs délicates que tout contact offense, il leur faut la pudeur du silence et de l’ombre. C’est presque un blasphème que de tenter une consolation.

Pourtant on nous permettra de conter une des vieilles légendes de la Grèce, belle peut-être, mais d’une beauté rude, austère, et munie un peu cruelle.

Cérès, chaque année, descendait de l’Olympe pour visiter les demeures des mortels. Mais, comme elle dissimulait sa divinité, l’accueil qu’elle recevait n’était pas toujours bienveillant. Un jour cependant, elle fut reçue généreusement par un humble ménage de laboureurs, l’homme et la femme, des vieillards déjà. Et l’hospitalité de ces pauvres gens fut si cordiale que Cérès en fut touchée, et résolut de la récompenser. Le soir était venu : le soleil se couchait à l’horizon. Or, voici que, revenant de leur labour, apparurent deux grands garçons, joyeux et robustes, qui, fiers de leur travail terminé, entrèrent dans la cabane, et saluèrent, pleins de respect et de tendresse, leurs vieux parens. Alors Cérès, pour leur éviter les affres de la vie, comme récompense, les toucha du doigt, et soudain, sans souffrance, ils tombèrent morts, les deux beaux jeunes hommes, en pleine vigueur, en pleine santé, en pleine joie.

Heureux ceux qui meurent jeunes !


CHARLES RICHET.