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exemple montre combien sont surannés les textes qui régissent encore la matière. Nous avons été surpris avant de les avoir adaptés aux conditions que devaient dicter l’atrocité des guerres modernes, l’augmentation des salaires et du coût de la vie, et les progrès de l’ophtalmologie. Le critérium qui s’impose à nous aujourd’hui, c’est celui qui a été adopté pour les accidens du travail : la diminution de la capacité de travail ; et il implique, pour que l’Etat puisse faire face à ses obligations envers les grands blessés dont le nombre est si considérablement plus grand et l’entretien tellement plus coûteux qu’autrefois, une réduction, dans certains cas, des petites pensions au profit des grandes. Dans un service, j’ai constaté le passage de cinquante borgnes pour un aveugle. Mon champ d’expérience a été trop limité pour que j’accorde à cette proportion de cinquante contre un une grande autorité, mais supposons-la exacte, bien que selon toute apparence elle soit encore au-dessous de la réalité : on voit immédiatement tout ce que, en réduisant légitimement la part des borgnes, on pourrait faire pour les aveugles, et surtout pour les aveugles privés de leurs bras. D’ailleurs c’est une refonte bien autrement générale de la loi de 1831 qui serait désirable. Mais elle ne saurait avoir d’effets rétroactifs, et trop d’attentes seraient déçues par une répartition équitable si elle ne créait pas en même temps un impossible surcroit de charges.

Mais pour nos blessés cette préoccupation du lendemain ne viendra que plus tard. Au début, le choc moral est causé tout naturellement par la privation de la lumière. Les médecins sont obligés, dans la plupart des cas, de cacher la vérité au blessé, de lui donner à croire que le mal sera passager. Ils savent que, par une franchise intempestive, tel de leurs confrères a provoqué des suicides. Ils ne s’y risquent pas. Le soldat aveugle que vous abordez à l’hôpital presque toujours est persuadé que, dans quelques mois, six mois au plus, le moins malade de ses yeux sera guéri et qu’il reprendra sa vie où il l’a laissée. Il se cramponne à cette conviction avec une sorte de fièvre, et si de prime abord vous lui proposiez, comme viatique pour cette période d’attente, de lui enseigner la lecture des aveugles, bien souvent il repousserait votre offre avec une sorte d’horreur instinctive : tout ce qui le rapproche en imagination de l’aveugle, tout ce qui pourrait glisser un doute secret dans son esprit, le trouve