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devra mûrir et élever l’autre dans l’incessant et joyeux exercice du meilleur, dans le mépris de toute préoccupation bassement intéressée, dans la noble générosité des idées dont la France intellectuelle donne l’exemple pour libérer le monde. » Schiller traqué, malade, pauvre et désemparé avait écouté l’appel de ces amoureux inconnus et était entré dans leur existence et dans leur cœur en acceptant bientôt l’hospitalité de Christian Körner. Dans le pavillon d’un domaine de vigne, qu’il possédait, près de Dresde, le fils du superintendant logea le poète qui comptait ces jours parmi les plus heureux de sa vie. C’est là qu’il composa « l’Hymne à la Joie » qui inspira Beethoven pour sa Neuvième symphonie. Les jours passèrent dans l’enchantement fertile du travail. Le soir, la musique de chambre alternait avec des causeries et des lectures. Quel cadre minuscule, au fond d’une vigne, dans un logis dont la harpe et le clavecin étaient le seul luxe ! Mais voilà le secret de la vieille Allemagne frugale.

Sur ces entrefaites, le superintendant, sous son énorme bonnet de nuit à rubans violets, rendit l’âme derrière les rideaux de son lit à baldaquin, dans une dernière grimace à l’adresse des temps dévergondés. Les fiancés purent alors convoler en justes noces, et jamais patience ne fut mieux récompensée.

Dresde à ce moment vivait encore du dernier reste de sa magnificence polonaise. Le divin Canaletto, qui y avait vécu longtemps, en avait noté les aspects et tracé les contours avec une précision de procès-verbal. Elle était toujours une école de bon ton français et un bastion avancé contre le Moscovite. Les palais, les églises se dressaient partout dans l’aimable rococo que la fin du siècle avait assagi et auquel l’intimité avait ajouté un charme idyllique. La ville était toute hérissée de tours et les cloches invitaient les citoyens à prier sous des lustres de Venise. Des jardins géométriques, tracés par des mains expertes, répandaient au printemps le parfum des fleurs et l’odeur des buis, le bruit des fontaines et des jeux aquatiques. Au bas des terrasses de rocaille coulait le fleuve calme et beau entre ses rives verdoyantes.

Dans cette atmosphère de sérénité naquit Théodore Körner, le 23 septembre 1791. Mais une fatalité singulière le fit débuter dans le monde par un parrainage désastreux. Son père avait connu à Carlsbad, en 1788, un ambassadeur du roi de Prusse à la Cour