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particulièrement visé et on envoya sous les auspices les plus rassurans deux officiers prussiens, précepteurs militaires de jeunes princes, le baron Pfuel et le seigneur Ruhle de Lilienstern, tous deux assez insinuans et rusés pour n’éveiller aucune méfiance. Ils firent de si bel ouvrage qu’ils rentrèrent après 1815 en Prusse comblés d’honneurs… Ils furent les éducateurs tantôt visibles, tantôt occultes de Théodore. Ils déformèrent au profit de leurs ambitions son cerveau déjà exalté qui promettait un brillant avenir de prosélytisme poétique.

Sorti de l’âge ingrat, le jeune homme entre dans celui de l’ingratitude. Il n’est pas bon. Il fait peu de cas des sacrifices et des dévouemens qui se multiplient autour de lui. Déjà il s’aime avec exagération, recherche les adulations et, sous des aspects chevaleresques que le romantisme de son temps lui suggère, il fait le spadassin, gâté et flatté par tout un essaim de jeunes filles, amies de sa sœur, si douce et si modeste. Il court de l’une à l’autre avec des élans qui s’arrêtent vite. Pendant que cette jeunesse, dans le salon aux cretonnes pastorales, est réunie autour de la grosse tarte et du café au lait du goûter, ou, le soir, autour du clavecin, pendant que les bras nus entourent les guitares enrubannées et que des voix claires chantent les romances à la mode, le futur héros fait irruption dans la pièce, poursuit les bergères de ses galanteries, en quête d’un baiser, puis il sort de sa poche quelque chanson, tour à tour libertine et exaltée, à l’adresse des Augustine, des Thérèse, des Henriette, ou tout simplement à Eros. Il a quinze ans, mais il chante déjà les blancheurs neigeuses qui brillent sous le linon léger, les frôlemens d’une main délicieusement fine sur ses joues enflammées. Cet adolescent est perverti déjà ; il est l’enfant dégénéré de ces parens qui, arrivés à l’apogée de la culture, produisent le révolté. A quoi bon le couver, lui montrer les plus beaux exemples, orner son esprit, l’entraîner dès le berceau dans l’éblouissement des âmes supérieures ? Par une fatalité fréquente, il descend rapidement les échelons lentement gravis par les générations précédentes. Il jette quelques feux vite éteints, donne des promesses stériles et de chute en chute tombe, s’éloigne à jamais du logis où brûlait la lampe de l’amour familial.

En sa destinée de riche héritier, Théodore représente bien celle de l’Allemagne moderne tout entière. Docte et omniscient,