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en tête, était une autre calamité. Leurs gros yeux injectés de sang, leurs cornes baissées et fouillant le sol hantaient mes cauchemars. Et puis enfin il y avait le bouc, — le bouc qui, dans nos imaginations d’enfans, était un personnage à la fois légendaire et réel, comme la mère La Gelée et le loup-garou, en tout cas un être presque humain, avec sa barbiche diabolique et ses prunelles phosphorescentes où rougeoyait un étrange regard. On nous disait :

— Si tu n’es pas sage, tu seras signé par le bouc !

Etre signé, c’était recevoir un coup de tête de cette hideuse bête velue et malodorante. Le mot, qui est certainement d’origine germanique, devrait sans doute s’écrire et se prononcer ziqué (comme ziege, en allemand), mais le fait est que nous disions : « siqué. »

Nous prenions toute espèce de précautions pour éviter la rencontre du répugnant animal. Or, en dépit de nos ruses, il arriva, un jour, que Louis Génin fut siqué par le bouc. Du haut du terre-plein de l’église, j’assistai à cette catastrophe. Je vis mon petit ami tomber à la renverse au milieu de la rue, les deux bras étendus en croix, dans son sarrau bleu. Ce spectacle m’émut extrêmement, et, plus tard, lorsque je lus, dans mes livres de prix, des histoires de martyrs livrés aux bêtes, je voyais toujours Louis Génin siqué par le bouc et gisant, les bras en croix, au milieu de l’arène…

Cette promiscuité avec les bêtes, où l’on est forcé de vivre dans les villages, c’est peut-être ce dont je souffrais le plus, dès que je m’aventurais hors du logis paternel. Toute cette animalité bruyante, caquetante, barbotante, ruminante et ruante nous envahissait, nous débordait. Le souffle chaud et l’odeur fade de l’étable se répandaient dans les cuisines toutes proches et jusque dans les chambres, où le lait caillé s’aigrissait derrière les volets des taques. La basse-cour lâchée régnait en maîtresse à travers les jardins, les cours, et même les maisons. Si les oies m’inspiraient une sorte de crainte respectueuse, je n’avais qu’un mépris dégoûté pour les poules. Ces odieuses bestioles se faufilaient partout, salissaient les corridors et les rebords des fenêtres. D’ailleurs, j’avais remarqué qu’elles ressemblaient, en général, aux personnes que je détestais. Les poules sévissaient toute la journée. Matin et soir, à l’heure de la rentrée des champs, les autres bêtes, en troupeaux,