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étudians, entraînées parfois par l’ardeur commune jusqu’aux portes des casernes marchaient dans les rangs avec les jeunes recrues, les bras enlacés, chargées de leurs sacs de cuir et portant à défaut de fleurs des branches de maigres pins piquées dans les rubans de leurs bonnets. Ce n’étaient pas des Marguerites de l’épopée gœthéenne, mais des filles décidées au combat et qui donnaient leurs amans avec une véhémence guerrière.

A voir l’étrange vision de ces flots d’humanité serrés, allant vers un seul point et vers un seul but dans la tempête d’un soulèvement général, nous ne nous demandons plus vers qui se dirige ce mouvement formidable sous ce ciel hostile et bas qui route des nuages de plomb par-dessus les flèches aiguës des tours : nous refuserions de croire ceux qui voudraient nous persuader que ces gens n’avaient point un ennemi commun et un but précis.

Eh bien ! non. Ils n’avaient pas de but précis, ni d’ennemi commun.

Mais alors, ce n’est donc pas pour anéantir Napoléon, pour chasser les Français, que tout ce peuple mêlé accourait en armes, tout vibrant d’action et d’esprit de combats ? Non. Les panégyristes allemands eux-mêmes vont faire l’aveu, et prouver à quel point le secret et l’incertitude planaient sur ce peuple, éternel et aveugle instrument entre les mains astucieuses de l’élite prussienne. J’emprunte à l’historien Charles Berger l’étonnante confession suivante : « Sans même savoir d’une façon précise contre qui on allait les lancer, des milliers de volontaires avaient suivi l’appel du pays. »

Quel singulier mystère ! Les menées secrètes, les calculs à longue portée du gouvernement prussien se devinent déjà dans leur forme sournoise. On avait réussi à former un corps franc de chasseurs uniquement recruté parmi les étrangers fortunés et pouvant payer leur équipement et leur entretien et on les avait assemblés en leur disant qu’en eux se matérialisait le mieux la grande idée de la fidélité au Roi, qui n’était pas leur Roi, et de l’amour de la patrie, qui n’était pas leur patrie ! Cette région étrangère se prêtait avec enthousiasme à cette substitution. Le major de Lutzow, Polonais d’origine, rassembla ce corps qui devait faire impression sur les aventuriers étrangers par le double prestige du nom : la bande de la Vengeance, et de la couleur noire qui devait exprimer « le deuil de la servitude