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zélée sur la pointe de leurs lourdes boites. Le chant s’achève. Le son des cordes en une longue vibration meurt lentement dans le coffre du clavecin. Le barde de la délivrance se dresse alors, long et mince comme un grand cygne noir, dans l’attente de l’aube sanglante. Les chandelles projettent son ombre démesurée sur les rideaux que gonfle le vent de la nuit, puis, en un dernier soubresaut d’agonie, les mèches s’affaissent sur le lit brûlant de leurs larmes répandues.

Et voici venir son dernier jour. À deux heures du matin, des cavaliers pénètrent dans la pièce et annoncent que des détachemens ennemis campent dans des villages voisins, endormis dans la sécurité. Les hommes se précipitent dehors, montent à cheval, partent sur la route au petit trot. L’aurore luit au loin et frôle déjà la vaste plaine. En chemin, des paysans font des signes et racontent que depuis la nuit un transport de vivres est en marche vers Schwerin, trente-huit voitures gardées seulement par une compagnie de fantassins français.

Lutzow prépare son guet-apens. De trois côtés à la fois on devait tomber sur la colonne. Un bois de sapins proche couvrait les positions. Il commanda aux cosaques de s’y cacher, d’y attendre l’ennemi et de se jeter sur lui dès qu’il serait à la portée des fusils. Les Russes partirent donc en avant, agiles sur leurs petits chevaux, mais arrivèrent trop tard pour atteindre le bois. Le plan de l’embuscade étant manqué, les corps francs durent attaquer franchement. Les conducteurs des équipages eurent le temps de se sauver en partie dans les fourrés. Les cavaliers s’y précipitèrent pour les en déloger et d’arbre en arbre, dans les fouillis, les cavaliers noirs pourchassèrent les Français.

Théodore Körner, un des premiers, s’était jeté dans les bois. À ce moment, Lutzow, amplement satisfait de sa proie et heureux d’avoir mis en fuite les conducteurs qui avaient abandonné leur convoi sous le poids du nombre, jugea inutile de pousser plus loin l’aventure. Il fit sonner le rassemblement, mais le barde dans sa furie d’extermination se jeta toujours plus loin au fond des bois, sabrant les hommes qui voulaient échapper. À ce moment, un coup partit derrière un arbre. Une balle traversa le cou de son cheval blanc et le frappa lui-même au ventre. Un camarade courut à lui et arriva juste à temps pour l’entendre crier : « J’ai mon compte ! Mais ça ne fait rien !… » À cet instant, il tomba de cheval et son sabre, — sa