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Hiên tombe amoureux de May, la fille du sergent Cang, jeune personne au corps bronzé de statuette, pleine de charmes, mais, en dépit de son âge encore tendre, déjà perfide, sournoise, énigmatique, et qui témoigne d’un goût immodéré pour les colliers d’or travaillés au poinçon, pour les tuniques de soie. Hiên se sent pauvre, laid, maladroit. Les regards de May ne s’attarderont pas sur lui. Elle a la coquetterie de le provoquer néanmoins, mais pour avoir ensuite le plaisir de le dédaigner, de lui faire sentir son néant. Entre les mépris de May et les coups de matraque de l’adjudant Pietro, Hiên, devenu rapidement par surcroît le souffre-douleur des hommes de son escouade, se met à désespérer complètement de tout. Il songe à déserter, à s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt amie où nul ne saura le reprendre, quand, soudain, sa situation change de face. Un lieutenant que les tirailleurs appellent l’ « Aïeul à deux galons, » revenu d’une mission de topographie dans la brousse, prend le commandement de la 11e compagnie. Les procédés de Pietro, les argumens frappans, sont abolis. L’ « Aïeul à deux galons » parle annamite ; il écoute les tirailleurs, connaît leurs rites, leurs légendes, leurs ménages, leurs secrets. Les petits soldats jaunes l’adorent, le révèrent. Ce n’est pas seulement un « mandarin à galons, » c’est un tout-puissant, c’est un bienfaisant Génie, un Aïeul. Quand il est présent, les fournimens reluisent, les jarrets et les bonnes volontés se tendent, les crosses sonnent pendant les maniemens d’armes, les talons frappent le sol en cadence à l’exercice ; au tir, de nombreuses balles criblent les cibles. On cite la 11e compagnie comme une compagnie d’élite. Quand l’Aïeul repart, de nouveau la désolation s’étend sur la 11e compagnie. Elle retourne à son état passif, morne, douloureux, quelconque et même sourdement anarchique.

L’ « Aïeul à deux galons » s’intéresse à Hiên, le dégrossit, l’initie au métier des armes. Peu à peu, Hiên devient un tirailleur modèle, d’un dévouement absolu, touchant pour son chef. Naturellement, celui-ci fiance Hiên à May. Que May préfère ensuite promptement au sauvage bûcheron un élégant mulâtre comptable au Sanatorium, que Hiên se pende de désespoir, là ne réside pas l’intérêt principal de l’œuvre. Il se trouve dans la transformation particulière de Hiên le Maboul par l’Aïeul à deux galons et dans la métamorphose plus générale de la 11e