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eux, au-dessus d’eux, des industriels qui, bon gré mal gré, les entraînent dans leurs combinaisons ! C’est un grand scandale. Je sais beaucoup de gré à M. Maurice Donnay de le signaler en termes véhémens. « Je me prononce nettement, dit-il, contre toute œuvre dramatique où apparaît le seul souci de l’argent à gagner, soit de la part de l’auteur, soit de celle du directeur ; contre le théâtre d’affaires, contre ce théâtre vicié et corrompu par le besoin de paraître et le désir de bénéfice acquis à n’importe quel prix, qui furent le grand mal de ces derniers temps. Et je conclus en souhaitant que le théâtre de demain ne soit pas considéré comme une simple entreprise financière. » Telle est cette plaie de l’argent qui corrompt l’art comme les mœurs. L’entrepreneur de spectacles impose à l’auteur de fâcheuses concessions. Une réclame savamment organisée obsède le public. L’écrivain a cette humiliation de voir son œuvre vantée comme le dernier produit pharmaceutique et recommandée au client par les mêmes procédés que n’importe quelle marchandise. À ce mal qui allait chaque jour grandissant nous n’apercevions pas de remède. La guerre est survenue. Dans les conditions économiques toutes nouvelles où se trouvera la société, les affaires de la spéculation théâtrale iront mal. Ce n’est pas de ces affaires-là que nous encouragerons la reprise.

Est-il besoin de dire, après cela, que nul ne songe à imposer au théâtre une esthétique morose et à gêner sa liberté ? La critique n’est pas la censure. Bien plutôt le théâtre aura besoin d’être élargi. Il est frappant de voir, en effet, à quelle étroitesse il était arrivé, à force de tourner toujours dans un même cercle qui allait sans cesse en se rétrécissant. Combien de genres il avait laissé périr, et de combien de ressources il s’était privé ! Hors de l’actualité, il ne connaissait pas de salut. Abandonné le genre historique qui, sous les noms de tragédie ou de drame, avait si longtemps défrayé notre scène et auquel un Sardou avait fini par se consacrer entièrement. Disparu le genre romanesque, qui nous transporte pour un soir dans un monde moins imparfait que le nôtre, où une humanité meilleure bénéficie de chances plus heureuses. Si encore cet exil du rêve et cette proscription de la fantaisie avaient profité à l’observation ! Rien n’est mieux dans le sens de notre tradition que la comédie de mœurs. Mais on s’était déshabitué de l’observation directe : la plupart des fantoches que nous voyions s’agiter sur notre scène n’avaient rien à nous apprendre sur nous-mêmes et sur une société où ils n’avaient pas vécu ; ils avaient été fabriqués de toutes pièces d’après les