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vaillant docteur courait de l’ambulance du docteur Le Marc’hadour à celle du docteur Taburet. Même encombrement dans l’une et dans l’autre : on n’y pénétrait qu’en « enjambant des brancards, » sur une litière de pansemens individuels et d’effets ensanglantés. Dans l’ambulance du docteur Le Marc’hadour, la plus rapprochée du Haut-Pont, « un officier des équipages, le flanc ouvert par un éclat d’obus, agonisait, et un jeune enseigne, assez gravement touché, serrait en souriant la main que lui tendait le commandant Delage. » Peut-être l’enseigne Thépot, dont c’était le premier combat, ou l’enseigne de Lorgeril, dont c’était le dernier…

— Docteur, dit le commandant, aujourd’hui nos pertes sont lourdes.

« Dans la bouche de notre vénéré « colonel, » qui n’énonçait jamais que le plus parfait optimisme, ces paroles, observe le docteur Petit-Dutaillis, prenaient une signification spéciale. »

Le pis est qu’on ne savait comment évacuer les blessés. Nos voitures d’ambulance qui, pendant toute la journée, avaient fait la navette entre Forthem et Caeskerke, ne se décidaient pas à revenir. Égarées ou perdues, on l’ignorait. Disparues aussi, ces souples et confortables autos de l’ambulance anglaise qui nous avaient rendu tant de services au cours du siège et que pilotaient depuis le 20 octobre les mêmes « jolies » chauffeuses « en kaki des plus impressionnans, guêtres de cuir, pantalons bouffans, redingote de chasse…, le tout assaisonné de beaucoup de grâce et de gaieté. » De beaucoup de courage surtout. Dans maints carnets de la brigade, au tournant d’un feuillet jauni, taché de boue et de sang, passe, comme dans une échappée shakspearienne, la vision furtive de ces Rosalindes du volant, impassibles sous les balles et qui, à la minute critique, bondissaient sur la ligne du feu, chargeaient nos blessés et repartaient en coup de vent. Pour ne rien cacher, leur « équipement » masculin avait d’abord fait un peu sourire les hommes, jusqu’au jour où, conquis par tant de bravoure, ils nommèrent l’ambulancière-major, miss Dorothée F…, fusilier honoraire du 1er régiment, et lui décernèrent le ruban de leur formation qui orne depuis son bonnet. Mais miss Dorothée et ses jeunes amies, manquant pour la première fois d’à-propos, s’étaient portées, ce soir-là, sur un autre point du front. Un médecin de la division belge eut enfin pitié de notre embarras : se rendant