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ici ne peuvent recourir au stratagème qu’ils avaient employé avec tant de succès au lendemain de Melle, sur les routes du pays de Waës ; quand un marin lâchait la rampe, un de nos docteurs s’approchait du lendore, le carnet à la main, et lui demandait d’un ton détaché l’adresse de sa famille.

— Pour quoi faire ?

— Mais pour la prévenir que tu es prisonnier, mon pauvre garçon. Les Boches sont à un quart d’heure de marche, et tu ne supposes pas qu’ils vont te renvoyer goûter le cidre de tes parens…

Besoin n’était d’autre spécifique, et « Jean Gouin » retrouvait instantanément des jambes[1]. Cette fois, il sait trop bien que l’ennemi ne galope pas à ses trousses. Vaille que vaille, Fort-Mardyck, Saint-Pol et Petite-Scynthe sont atteints par le gros de la troupe vers cinq heures et demie. En temps normal et pour des fantassins un peu entraînés, cette traite de neuf lieues n’aurait rien eu d’excessif. Mais « Jean Gouin est fini, claqué par trente-cinq jours de tranchée, suivant le mot de J’enseigne Boissat-Mazerat : les hommes sont arrivés dans un état lamentable d’épuisement. La brigade devait donc se reposer ; mais, ce soir [23 novembre], on a réclamé du renfort quelque part, sur le front. Alors, nous avons pris ceux qui tiennent encore debout, et, demain, un train d’autobus va conduire nos deux régimens squelettes là où on les trouve utiles, — je ne sais pas où. Il faudra y voiturer Jean Gouin, parce que, si Jean Gouin est encore capable de se battre, il n’est plus en état de fournir une étape un peu longue. » Les officiers ne sont pas moins fourbus que les hommes. « Nous sommes arrivés hier à Saint-Pol, écrit le commandant Geynet. Nous avons fait quarante kilomètres à pied. J’ai eu la malchance d’avoir, dès le début de la marche, une ampoule, et je suis arrivé dans un bien triste état. Je me promène dans la rue en chaussons. Mais demain, pour aller voir les Boches, mon pied sera guéri, ou il dira pourquoi. D’ailleurs, nous serons conduits comme des princes, tous en autos ! »

Tous ? Non. Et il a fallu créer à Saint-Pol une formation sanitaire nouvelle, un « dépôt d’éclopés. » Toute la nuit et la journée suivante, des traînards ralliaient ce dépôt, les pieds en

  1. Journal de l’enseigne C. P…