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d’Adabazar, de Gueyvé, d’Armache, sont, par force, envoyés en Mésopotamie, abandonnant leurs foyers et leurs biens.

«… A Constantinople, la population, prise d’une grande frayeur, attend l’exécution de sa condamnation d’un moment à l’autre. Les arrestations sont illimitées et les personnes arrêtées sont aussitôt éloignées de la capitale ; la plupart certes ne sauveront pas leur vie. Ce sont les commerçans en vue, nés dans les provinces, mais établis à Constantinople, qui sont pour le moment éloignés… »

Voici maintenant des extraits d’un autre récit, plus personnel, plus imprégné de pitié et d’indignation. Il relate les expériences de deux infirmières de la Croix-Rouge allemande, qui sont restées à Erzeroum, d’octobre 1914 à avril 1915, au service de la Deutsche Militärmission. L’une d’elles est Mlle Flora A. Wedel-Yarlsberg, qui appartient à une famille norvégienne bien connue. Nous regrettons de ne pouvoir citer que des fragmens de ce témoignage que les Allemands, sans doute, ne récuseront pas[1].

«… Au mois de mars 1915, nous apprîmes par un docteur arménien, mort ensuite du typhus, que le gouvernement préparait un grand massacre… Par l’intermédiaire du consul allemand d’Erzeroum, qui avait aussi la confiance des Arméniens, nous fûmes engagées par la Croix-Rouge d’Erzingan et nous y travaillâmes sept semaines.

«… Alors, on donna quelques jours à la population d’Erzingan pour vendre ses biens, ce qui fut fait naturellement à des prix dérisoires. Dans la première semaine de juin, premier convoi… Un soldat arménien, employé chez nous comme cordonnier, dit à sœur X… : « Maintenant, j’ai quarante-six ans et on me prend cependant comme soldat, quoique j’aie payé chaque année ma taxe d’exemption. Je n’ai jamais rien fait contre le gouvernement, et on m’enlève toute ma famille, ma mère qui a soixante-dix ans, ma femme et cinq enfans, et je ne sais où ils vont. » Il pleure surtout sur sa petite fille de un an et demi : « Elle est si jolie, de si beaux yeux ! » Il pleurait comme un enfant… Le lendemain il revint : « Je sais, ils sont tous morts. » Notre cuisinière turque nous raconta, en pleurant, que les

  1. Ce récit a paru in extenso dans la brochure : Quelques documens sur le sort des Arméniens en 1915, publiée par le Comité de l’Union de secours aux Arméniens (Genève, Société générale d’imprimerie).