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correspondit à son apparence. Avec une voix de tonnerre, il nous cria : « Les femmes n’ont pas à se mêler de politique, mais devraient respecter le gouvernement ! » Nous lui dîmes que nous aurions agi exactement de même, si ces malheureux avaient été des Musulmans, que la politique n’avait donc rien à voir dans notre conduite. Il répondit qu’il ne voulait plus nous supporter et qu’il nous enverrait à Sivas… Il ne nous permit pas d’emmener les enfans, mais il envoya immédiatement un gendarme pour les faire sortir de notre chambre… Au moment de notre départ, on nous dit qu’ils étaient déjà tués et que nous n’avions plus aucune possibilité de faire une enquête…

«… En même temps que nous, voyageaient deux officiers turcs, qui étaient en réalité des Arméniens, à ce que nous dit le gendarme qui nous accompagnait… Ils cherchaient toujours à ne pas se séparer de nous ; le quatrième jour, nous ne les vîmes pas paraître. Quand nous nous informâmes d’eux, on nous fit comprendre que moins nous nous en occuperions, mieux cela vaudrait pour nous. En route, nous fîmes halte près d’un village grec. Un homme à figure sauvage était sur le passage. Il commença à nous parler et nous dit qu’il était posté là pour tuer les Arméniens qui passeraient, qu’il en avait déjà tué 250. Ils méritaient tous la mort, car ils étaient tous des anarchistes, des libéraux, des socialistes. Il raconta aux gendarmes qu’il avait reçu l’ordre téléphonique de tuer nos deux compagnons de voyage…

«… Un jour nous rencontrâmes un convoi d’expulsés, qui avaient dit adieu à leurs beaux villages et qui étaient, à cette heure, sur la route de Kemagh Boghaz. Nous avions dû stationner longtemps, pendant qu’ils défilaient. Nous n’oublierons jamais ce que nous avons vu ; un petit nombre d’hommes âgés, beaucoup de femmes, formes vigoureuses aux traits énergiques, une foule de jolis enfans, quelques-uns blonds avec des yeux bleus ; une petite fille souriait, en voyant cet étrange spectacle, mais sur tous les autres visages, le sérieux de la mort ; il n’y avait aucun bruit, tout était calme et ils défilaient en ordre, les enfans généralement sur des chars à bœufs ; ils passaient, quelques-uns en nous saluant, tous ces malheureux qui sont maintenant devant le trône de Dieu et y élèvent leurs plaintes. Une vieille femme fut descendue de son âne, elle ne pouvait plus se tenir. L’a-t-on tuée sur place ? Nos cœurs étaient devenus comme de la glace.