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L’ALSACE À VOL D’OISEAU.

ennemi ? Enfin, que sommes-nous devenus nous-mêmes sous cette pression formidable ? Depuis deux mille ans, deux races ennemies se disputent notre territoire, si bien que nous n’avons pas eu le temps de nous saisir et de constituer notre moule. Et voici que l’aigle prussien, l’aigle noir à deux têtes, « l’affreuse bête » ainsi nommée par Henri Heine, nous dévore et nous ronge le cœur ! Sommes-nous dignes de cela ? Michelet, que j’estime hautement, fut cependant injuste pour nous. Dans son merveilleux tableau de la France, il dit que l’Alsace est tour à tour une France ou une Allemagne affaiblie. Eh bien ! je proteste, car chaque Alsacien, qui possède une âme et une volonté, se sait quelqu’un et sent en soi-même une individualité irréductible. Mais quel est notre signe distinctif parmi les races, notre symbole et notre devise ? Qu’avons-nous à donner de nouveau au monde ? En un mot, quelle est notre mission ? Je vous le demande à vous. Ah ! je vous entends, à chacun son rôle. Je suis un combattant, vous êtes un contemplatif. Mais alors, remplissez votre office. Le mont de Sainte-Odile est le cœur de l’Alsace ; vous devez entendre ses battemens. Dites-nous donc ce qu’est ce cœur, car on ne l’a pas dit encore.

— Vous vous trompez, répondis-je, cette montagne, vous le savez mieux que personne, a été admirablement décrite et auscultée par un des premiers écrivains français de notre temps, à la fois artiste, penseur et patriote de profession. La superbe évocation, placée par Maurice Barrès dans son livre Au service de l’Allemagne, est une eau-forte gravée d’un burin magistral, où l’intensité du trait atteint le charme de la couleur. Joignez-y la méditation du parfait styliste sur la Pensée de Sainte-Odile, et vous reconnaîtrez avec moi qu’il ne reste rien à dire sur le sujet après un tel morceau. M. Barrès a nommé ce lieu « ma montagne, » et il en a le droit. « C’est ici, dit-il, un des postes où nul ne peut me suppléer. À travers la grande forêt sombre, un chant vosgien se lève, mêlé d’Alsace et de Lorraine. Il renseigne la France sur les chances qu’elle a de durer. » Qu’ajoutera cela ? Ne devons-nous pas nous féliciter, nous autres Alsaciens, de ce qu’un Lorrain illustre ait donné de notre montagne sainte la plus belle image et la plus noble idée ? Cela ne prouve-t-il pas l’indissoluble union des deux provinces arrachées à la France par la guerre de 1870, sœurs dans