Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/58

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
54
REVUE DES DEUX MONDES.

le martyre présent comme elles le seront dans la délivrance ?

— Je partage votre avis quant à la qualité de ce chef-d’œuvre, dit Pierre Bucher, cela d’autant plus que je dois beaucoup à Maurice Barrès, que j’ai été son disciple et le suis encore. Malgré cela, il reste quelque chose à dire et quelque chose à faire. Dans l’intérêt de la France comme dans le nôtre, Barrès nous prescrit une règle de conduite et voici la norme qu’il propose à notre orientation intellectuelle. « La romanisation des Germains, dit notre sage précepteur, est la tendance de l’Alsacien-Lorrain, telle est la formule où j’aboutis dans mes méditations de Sainte-Odile. » Soit. Je reconnais cette fonction que nous impose l’histoire et notre propre désir. Mais ce n’est pas tout. Nous ne sommes pas de simples instrumens de romanisation, nous sommes encore quelque chose par nous-mêmes. Comme chaque individu a sa nature et sa destinée propre, chaque province d’un grand pays a son tempérament et ses facultés particulières qui concourent à l’harmonieuse plénitude de la grande patrie. Il manquerait quelque chose d’essentiel à la France sans la Provence gréco-latine, sans la Bretagne kymrique, sans les provinces demi-espagnoles et basques des Pyrénées, sans la Normandie trempée de sang Scandinave, sans la Flandre demi-wallonne et demi-néerlandaise. Il en est de même de l’Alsace. Mais quel est le sceau de son génie, le mot de sa destinée ? Ce sceau serait-il encore à frapper, cette destinée n’est-elle pas encore sortie de ses limbes ? Quoi qu’il en soit, nous la sentons en nous, elle nous travaille, elle veut sortir. Pourquoi ne nous aideriez-vous pas à la faire éclore ? Il est des gens, et non des moindres, qui vous tiennent pour un rêveur chimérique et dangereux, mais ceux que vous avez éveillés et soulevés de votre enthousiasme vous appellent « un voyant de l’âme. » Si vous l’êtes vraiment, pourquoi ne tenteriez-vous pas de résoudre l’énigme de l’âme alsacienne ?

— Vous soulevez là une question vitale et je ne vois pas de plus noble tâche, mais pardonnez-moi si je me récuse. Pour dire à l’Alsace ce qu’elle fut, ce qu’elle doit être et ce qu’elle sera, il faudrait trouver un Alsacien plus enraciné dans son terroir et qui eût étudié en détail toutes les couches de sa population. Or, pour mes péchés, je suis un oiseau migrateur. Ma pensée a trop erré vers d’autres patries pour s’enfoncer dans le sol natal et en recueillir toute la sève. J’ai trop butiné dans