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Genève n’étaient jadis accueillans que pour leurs élèves ; ils devenaient accueillans pour des idées qui tôt ou tard devaient les maîtriser eux-mêmes. L’orgueil fléchissait, s’apprivoisait ; mais était-ce encore Genève ? Le peuple de Dieu, sans orgueil, était-ce encore le peuple de Dieu ?


VII

Sur ce peuple, création plus métaphysique qu’historique, où la suppression du sacerdoce romain avait paru sanctionner la complète égalité des hommes devant Dieu, régnait, de plus en plus souverainement, un patriciat de plus en plus fermé, au-dessous duquel s’échelonnaient, d’étage en étage, toutes sortes d’inégalités. De 1600 à 1775, les deux cent trente-deux personnes qui firent partie du Petit Conseil appartenaient à quatre-vingt-dix familles. Le despotisme parfois était tel qu’on vit au XVIIe siècle le fils d’un syndic, âgé de seize ans, faire partie des Deux-Cents, et qu’au début du XVIIIe, on comptait jusqu’à huit membres d’une même famille dans les Conseils. Du moins au XVIIe siècle les mœurs de ce patriciat étaient-elles demeurées fort simples : il n’était pas rare, à ce moment-là, qu’un jeune noble fût apprenti. Un de Tudert, par exemple, famille apparentée aux Sully, aux Coislin, aux Lude, était apprenti horloger. Et derrière le comptoir où tous deux besognaient, le fils du syndic ne se distinguait du fils de l’artisan que par le beau ruban qu’on attachait à son balai, avant qu’il le maniât. Mais les progrès de la richesse gâtèrent, peu à peu, cette touchante simplicité des mœurs. Il semble que parmi les Réformés de France qui restaient à Genève et qui purent y acheter le droit de bourgeoisie, certains apportèrent des idées nobiliaires : on vit, çà et là, quelques familles genevoises s’affubler de particules, d’autres adopter la qualification d’écuyers ; l’habitude qu’avaient les jeunes gens d’aller parfois servir sous les enseignes du roi de France accélérait cette évolution. Sur les coteaux avoisinant Genève, de riches villas commençaient de s’étaler : par leur artistique ordonnance, par les fêtes qui s’y donnaient, elles démentaient ces dédaigneux distiques de Voltaire sur Genève :

On y calcule et jamais on n’y rit ;
L’art de Barême est le seul qui fleurit.