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je me plus à rechercher comment notre caractère provincial se traduit dans l’architecture des maisons anciennes de nos petites villes et de nos riches villages. Leurs murs blanchis à la chaux, aux poutres apparentes, leurs larges auvens où pendent les grappes de maïs, leurs fenêtres ornées de géraniums, les escaliers couverts qui montent au perron, les galeries en bois sculpté qui font le tour des étages, tout invite l’étranger à entrer. Quelquefois, un pignon à tour carrée surmonte le toit. Il indique que le maître de la maison aime à regarder au loin, de tous les côtés. À l’intérieur, où ronfle un grand poêle, où brillent les huches en érable et les bahuts en vieux chêne, on trouve souvent encore un rouet finement ouvragé, souvenir inutile, mais vénéré de quelque grand’mère. Dans toute maison aisée, il y a une chambre du grand-père et une chambre d’ami. Le culte de la tradition et de l’hospitalité sont deux traits essentiellement alsaciens. J’eus de longues causeries avec le berger des hautes chaumes, avec le ségar au seuil de sa scierie mue par le torrent, avec le laboureur marchant derrière son cheval fumant au milieu de la plaine et enfonçant le soc de sa charrue dans le sol d’un geste vigoureux qui dit : Cette terre m’appartient. La bonhomie narquoise, l’indépendance solide et sans faste de leurs propos me rassuraient sur leur caractère.

« Il est plus malaisé de définir l’orientation intellectuelle de notre province en étudiant son histoire. Multiplicité disparate et dispersion, voilà ce qui frappe d’abord. Pays bilingue et de frontière, l’Alsace a expié l’étendue de ses horizons et la variété de ses élémens de culture par un certain manque d’intensité dans sa vie intérieure. J’éprouvai donc très péniblement les oscillations de ma race en les revivant en moi-même. L’incertitude de mes goûts épars, le manque d’un point fixe dans la direction de mes efforts, augmentaient à mesure que s’infiltraient plus profondément dans ma sensibilité les charmes de mon pays, de ses souvenirs et de ses légendes. Cette angoisse, d’autant plus troublante qu’elle était sans objet, fut portée à son comble par une impression de nature, qui prit pour moi la valeur d’un événement symbolique et d’une expérience intime.

« Depuis quelque temps, le Rhin m’attirait par ses bords solitaires, peu visités, et ses îles pittoresques. Dans mes courses errantes, j’étais venu un soir à Rhinau. Me promenant sur la