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Mais que veut dire cela ? Sur le chemin attendent de grands autobus déjà remplis de blessés. On nous commande d’y monter. Le feldwebel et ses hommes s’installent à leur tour ; la file des voitures s’ébranle ; nous partons. Ahuris, hébétés, la cervelle en déroute, mais éperdus de bonheur, nous comprenons que nous sommes sauvés. Le cauchemar s’est évanoui ; qu’importe où l’on nous emmène, nous allons vivre, nous vivons !


LA VOIR DOULOUREUSE

Nous roulons, nous traversons des villages abandonnés et dévastés. Le tumulte d’émotions par lequel je viens de passer me laisse encore tout effaré. Peu à peu cependant, je parviens à me ressaisir ; j’interroge timidement la sentinelle qui nous surveille. C’est un Alsacien qui ne se montre pas trop bourru. A ses réponses, la lumière se fait dans mon esprit. Ces officiers que j’avais crus enyoyés pour ordonner notre exécution étaient les médecins attachés au convoi. Il leur manquait du personnel et ils nous ont réclamés pour compléter leurs effectifs. C’est une chance inespérée, mais que va-t-il advenir de nos malheureux camarades ?

Schirmeck. Les voitures s’arrêtent devant la gare, et l’on nous fait descendre. Sur une voie de garage, s’allonge un train de marchandises. Une paille parcimonieuse couvre le plancher des wagons. Nous y transportons les blessés. Les panneaux mobiles sont rabattus, des sentinelles empêchent de s’en approcher et toute la journée nous roulons pesamment dans le noir, à lente allure, mourant de faim et de soif, rudement secoués de cahots qui sans cesse arrachent des plaintes à nos tristes compagnons. Le soir tombe quand nous arrivons à Strasbourg. Long arrêt ; l’accès des quais est interdit au public dont nous voyons les têtes curieuses se presser derrière les portes. Une ambulance recueille ceux des blessés qui ne pourraient sans risque mortel supporter un nouveau voyage. Puis, mal lestés d’une maigre tranche de pain, nous repartons dans la nuit.

De nouveau se traîne la monotonie fatigante d’un long trajet. Nous passons des villes inconnues sans en rien entrevoir dans l’isolement sévère de nos cellules closes. Impossible de se renseigner, les sentinelles renouvelées sont brutales et repoussent durement les questions. Enfin le train s’arrête et les