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en Suède ; on dit que l’Angleterre nous cède aussi des armes ; l’industrie privée s’est mise à l’œuvre ; c’est le temps qui est nécessaire, et, selon toute apparence, c’est le temps qui manquera. » Désormais, Aubert craint de voir les événemens se précipiter. Il est sûr du moins que la lettre qu’il écrit passera, parce qu’il la confie à un ami qui part pour Angers. Il l’accompagne de recommandations, qui peuvent bien être les dernières :

« Faisons notre devoir, mes bien chers enfans, et que Dieu nous garde. J’espère que le danger commun n’atteindra pas votre ville qui m’est si chère ; j’espère que vous surtout, mes bien-aimés, vous échapperez à ces terribles hasards. Je vous embrasse de tout cœur comme je vous aime : les petits, les grands, tous ceux que nous aimons ensemble. A demain, si je peux ; dans le cas où les communications seraient rompues, pensez toujours à moi, comme je penserai toujours à vous. Si quelque malheur m’arrivait, le peu que j’ai d’argent serait caché dans ma bibliothèque blanche, en bas, entre le dernier rayon et le plancher.

« Je vous embrasse encore une fois ; il ne faut pas s’attendrir, il faut s’aimer virilement. A demain si je peux ; à bientôt si Dieu nous aide. » (7 septembre.)

Cependant, la poste fonctionne encore le lendemain et les jours suivans. Aubert ne veut pas rester sur cet adieu un peu solennel. Il retrouve tout son entrain pour railler les « bavardages d’alarmistes. » Et : « Les renseignemens sont bons ; les arméniens se complètent. On se raffermit ! » Il profite du répit que lui laisse l’ennemi pour réconforter son monde. Le père de famille prend le dessus : « Du moment que je vous sais en bonne santé, j’ai le cœur, sinon content, du moins calme. » Il pense aux « chers petits mignons, » à celle qu’il appelait quand elle était toute petite « la petite furie, » à l’autre qui a un petit bobo à l’œil, à l’aîné : il veut qu’on lui achète une belle carabine, afin qu’il ait l’illusion de prendre les armes, comme les prend à Paris, pour de bon, le grand-père. Et il rit des premières privations : plus de lait ! « Je vais prendre du chocolat quoique je ne l’aime guère. »