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Luti : « Je souffre à tous les instans du jour de la perte horrible-que j’ai faite ; voilà cinq mois que j’ai perdu cet ami incomparable, et il me paraît que c’est hier ; je le pleure tous les jours, et rien ne pourra jamais m’en consoler. Vous jugez ce que c’est qu’une habitude de vingt-six ans, et de la manière dont nous vivions ensemble. La philosophie, qui m’a toujours servi dans toutes les occasions de ma vie, m’est inutile dans celle-ci… » D’une lettre à l’autre et d’un mois à l’autre, elle se répète ; et sa douleur n’est pas variée : pauvre femme, toute livrée à la seule idée de son désespoir ! Ce n’est pas une petite douleur qui se lamente et crie avec cette ardeur obstinée.

Mme d’Albany, veuve de son amant, maudit la vie, appelle la mort à son secours et se désole à constater qu’elle a une santé « de fer. » Elle vécut encore vingt et un ans. Et tout, au bout du compte, se passa comme elle avait semblé le prévoir elle-même, jadis, au moment où elle encourageait Teresa Mocenni. Elle disait alors à cette amie éplorée : « J’ai trouvé qu’il n’y a rien de mieux dans les peines du cœur que de forcer la tête à penser et même à épuiser le sujet du chagrin… » Epuiser le sujet du chagrin : c’est assez bien ce qu’elle fait, quand elle se livre à son désespoir et le ressasse perpétuellement. Elle n’épargne ni les mots, ni les sanglots ; elle n’étude absolument rien. Et elle disait aussi à Teresa : « Fortifiez-vous l’esprit en lisant des livres qui sont un peu toniques… » Elle n’oublia point la recette : dès le 9 novembre 1803, écrivant à d’Ansse de Villoison, elle s’informe de cette Enéide que M. Delille va publier. Elle disait encore à Teresa : « Je sais bien que votre cœur est déchiré ; mais aidez-vous de la raison, ou plutôt laissez faire le temps, ce tyran destructeur qui dévore même les sentimens les plus enracinés. Il n’efface pas l’amitié, mais il use les pointes aiguës de la douleur. C’est un service que la nature nous a rendu… » Et, quelques jours après : « Lisez-vous un peu ? Vous servez-vous de votre raison ? Il faut dans ce monde avoir cette arme contre les événemens et s’en servir malgré soi. Je conçois que cela est difficile, mais peu à peu on y arrive, et le temps fait le reste. La nature a pourvu à tout ; elle a fait la mémoire de l’homme incapable d’un sentiment éternel, au moins d’un sentiment qui blesse. » Je ne sais pas quel usage fit Teresa Mocenni des conseils qui lui étaient ainsi adressés : les conseils ne servent pas toujours à qui les reçoit, plus souvent à qui les donne. Le programme de consolation que Mme d’Albany avait tracé pour son amie, elle le suivit à la lettre, l’occasion venue. Elle épuisa le sujet de son chagrin ; elle recourut au