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qui rêvent d’un nouveau Lutzen voudraient le gagner avec les Impériaux et non plus contre eux.

La Suède, — en partie, du moins, — avait fini par croire, contre l’évidence et à force de se l’entendre dire, que la Russie pourrait bien méditer une agression de son côté, nourrir de noirs projets à son égard. Et la Suède a pris quelque temps des précautions militaires, de ces dangereuses précautions qui conduisent parfois à la théorie de la guerre préventive, c’est-à-dire à la tentation de se servir de l’instrument qu’on a forgé. Entre Stockholm et Haparanda, en janvier et en mai aussi, nous avons vu beaucoup de troupes suédoises, nous en avons vu beaucoup trop. Ainsi, jusqu’au seuil des régions polaires, se font sentir les effets de la guerre européenne, et la Laponie recueille encore, quoique affaiblies et presque mourantes, les ondes de cette électricité que les champs de bataille dégagent.

Entre Haparanda, dernière station suédoise, et Tornéo, ville frontière russo-finlandaise (prononcez Tornéa pour faire plaisir aux Russes), coule une large rivière, glacée pendant six mois d’hiver, également impraticable au moment où la glace n’est pas encore assez forte pour supporter les traîneaux et au moment où la débâcle commence. Sur les deux rives, la gare de Suède et la gare de Finlande se regardent sans communiquer. Jusqu’à la guerre, le trafic était si rare qu’on ne sentait pas même l’utilité d’un raccordement, qui, pour un mince profit, eût exigé la construction d’un pont coûteux. Aujourd’hui, ce pont est décidé et il sera le symbole de la paix assurée et de la confiance rétablie entre la Russie et la Suède. Cependant, sur les deux rives du fleuve, où le froid, en hiver, est cruel, où, l’été, les moustiques abondent, les voyageurs affluent, les marchandises s’entassent. Tornéo, du côté de l’Europe occidentale, est la véritable porte d’entrée de l’Empire russe, et non seulement de l’Empire russe, mais de ses énormes dépendances et des contrées de l’Extrême-Orient auxquelles elles touchent. De Londres, de Paris, même de Rome, le chemin le plus court qui conduise au Japon passe par ce Tornéo qui a tout juste les dimensions d’une de nos gares de banlieue. Dans ses bureaux de gendarmerie, où la sévère épreuve du passeport est imposée, on voit défiler toutes les races de l’Europe et de l’Asie lointaine. Tornéo est comme le goulot étroit de l’immense bouteille qui s’appelle la Russie…