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pourrait bien être capable de produire chez les intellectuels russes le même effet, d’exercer le même retentissement que la guerre de 1870 chez nous. La barbarie allemande, les cruautés allemandes ont révélé une Allemagne à laquelle on se refusait à croire. Le livre du colonel Rezanof, qui relate les atrocités commises par les armées de Guillaume II sur le front oriental, livre rempli de faits et de témoignages objectivement présentés, n’a pas pu laisser de doutes pour ceux-là mêmes qui habitaient loin des territoires envahis. L’heureuse propagande du « Comité Skobelef » a fait connaître aussi, par les preuves sans réplique de la photographie, ce que c’est que la guerre allemande : une vue de la maison de Chopin dévastée et souillée par des soldats allemands, les soldats du peuple qui passait pour incarner la Musique, aura fait mieux que tous les discours pour ruiner dans plus d’un esprit incrédule la légende d’une Allemagne artiste.

Les intelligences politiques s’élèvent plus haut encore. Devant nous, cet hiver, dans une maison de Pétrograd, la conversation s’était engagée sur les causes, les origines, la nature de la guerre européenne. Tout à coup, un témoin des événemens passés, un ancien ministre russe, M. de T., homme de haute autorité et d’expérience, laissa tomber ces paroles :

— Cette guerre, pour moi, est une guerre de rédemption : Oui, laissez-moi le dire comme je le pense, moi qui ai vécu ces temps anciens ; la Russie et l’Angleterre rachètent aujourd’hui l’erreur qu’elles ont commise en 1870, en laissant la puissance prussienne grandir sur la défaite de la France.

Quelques jours plus tard, cette mystique réaliste de la guerre, cette vue profonde sur l’enchaînement des causes historiques, devaient s’illustrer d’une manière saisissante. Nous apprenions que le petit-fils du chancelier Gortchakof venait d’être grièvement blessé sur la ligne de feu. Et nous nous souvenions alors que, douze mois auparavant, le petit-fils de Gladstone avait été tué en Artois. Ainsi, les deux hommes qui quarante-cinq ans plus tôt, avaient tenu entre leurs mains les destinées de l’Europe, ceux qui, selon l’expression de M. de T…, avaient laissé la grandeur prussienne s’élever sur la défaite de la France, Gortchakof et Gladstone se trouvaient, après deux générations, frappés par le même ennemi dans leur propre