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Est-ce qu’elle n’a pas pratiqué le communisme bien avant qu’il eut été prêché en France et en Allemagne ? Est-ce qu’enfin la hardiesse de ses législateurs n’a pas étonné bien souvent, au point qu’on a pu dire du code de Catherine II qu’il contenait des axiomes « à renverser des murailles ? »

Je n’ai jamais eu l’impression que la Russie pouvait se définir le pays de l’inattendu autant que le jour du mois de février 1916 où l’Empereur est venu « prier avec la Douma. » C’était un coup de théâtre, en effet : pour la première fois depuis que l’institution existe, le souverain paraissait au palais de Tauride. L’assemblée, prorogée, puis convoquée de nouveau, revenait en session d’assez mauvaise humeur. Une heure à peine avant la séance de rentrée, le président était officiellement averti que Sa Majesté en personne allait venir. J’étais dans la salle des Pas-perdus du palais jadis construit pour Potemkine, et où se réunissent aujourd’hui les représentans du peuple russe, lorsque cette nouvelle imprévue se répandit. Elle illumina aussitôt les visages, et si quelques démocrates notoires s’éclipsèrent, ce fut pour aller revêtir la redingote qui leur paraissait convenir à la solennité de la circonstance. Bientôt, Nicolas II, sans apparat, en simple uniforme de campagne, avec une suite peu nombreuse, entrait au milieu d’une double haie de députés dont beaucoup portaient la chemise paysanne et qui acclamaient avec enthousiasme le Gossoudar Imperator. Pour le témoin étranger, il y avait là une inestimable manifestation de loyalisme et d’union nationale, qui détruisait les spéculations intéressées que l’ennemi de Berlin fondait de longue date sur les divisions de la Russie. On lisait la satisfaction du patriotisme sur le visage rayonnant du président Rodzianko qui, dans son incarnation nouvelle, garde sa belle prestance de colonel de cavalerie. Quelques instans plus tard, l’assistance entière s’agenouillait, priait avec les prêtres devant les saintes images, pour le tsar, pour la famille impériale, pour la Russie, remerciait Dieu pour les succès que les armées russes venaient, peu de jours auparavant, de remporter sur les Turcs. La voix puissante du président de la Douma dominait les autres, donnait le ton à ce chœur des classes et des partis. Et ce qui frappait peut-être le plus vivement le spectateur venu d’Occident, c’était ce mélange des pompes religieuses à la vie politique. Des chants sacrés dans cette Douma dont l’esprit est si libre !