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s’imaginer que Russes et Français fussent nés et dussent toujours naître doués d’amour les uns pour les autres. L’histoire est là pour montrer que cet attrait mutuel ne s’est manifesté qu’à la longue. En dehors des nécessités d’Etat, des lois de l’équilibre européen, et peut-être, si l’on y tient, de la ressemblance de quelques traits superficiels du caractère, ce qui a servi au plus haut point le rapprochement franco-russe, c’est que, depuis au moins un siècle, l’élite de la Russie était devenue française de langage et de mœurs. Cela n’empêchait pas qu’on se battit. Mais cela formait comme un pont, même en cas de bataille. Dans la grande cour du Kremlin, on est surpris de voir l’inscription qui commémore la prise des canons de l’armée napoléonienne rédigée d’un côté en russe, de l’autre en français. Cette vieille et forte habitude a puissamment agi pour nouer l’alliance. Les hommes qui l’ont faite, du côté russe, empereurs, ministres, aristocrates, possédaient notre langue et nos usages, connaissaient et aimaient nos lettres et nos arts. C’est par-là qu’ils étaient surtout nos parens. L’alliance franco-russe n’aurait jamais été si intime, si elle n’avait bénéficié de ce qui subsistait en Russie de la société de l’ancienne Europe, fondée sur l’universalité de notre langue et la prééminence de notre civilisation.

Dans la Dame de Pique, nouvelle de Pouchkine dont l’action se passe à la fin du XVIIIe siècle, et d’où l’on a tiré un des opéras les plus populaires du répertoire russe, on voit une gouvernante reprocher à des jeunes filles de bonne éducation de danser « comme des servantes » des danses de leur pays. Danse, costume, idiome national : c’étaient alors, ce furent longtemps des choses qu’il convenait de laisser aux paysans. Mais, au cours des années, on a vu se réhabiliter ce qui était proprement russe. La Russie s’est créé une littérature, un art, les instrumens d’une éducation capable de se suffire à elle-même. Un observateur renseigné comme M. Emile Haumant, dans son bel ouvrage sur la Culture française en Russie, a pu noter que l’étudiant russe perdait de son aptitude célèbre au polyglottisme à mesure qu’il sentait moins vivement, pour le développement de son esprit, le besoin de posséder à fond les langues étrangères. Quant au français, en particulier, indépendamment de la concurrence que l’allemand a pu lui créer parmi les marchands comme chez les intellectuels, il reste une distinction de la