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suspendue à son cou. Il déposait à terre son manteau, son large chapeau de feutre noir, et commençait tout de suite la cérémonie funèbre, pendant que le soldat mort, recouvert d’un linceul, gisait sur un brancard tout au bord de la fosse. Le prêtre chantait une strophe, le soldat entonnait la suivante, et puis les deux voix s’unissaient harmonieusement.

Un jour, trois soldats, deux paysans, un infirmier, et moi, assistions au service. Les paysans, mon collègue, et moi, nous trouvions chargés d’apporter le corps. En chemin, nous avions rencontré les trois soldats, qui, après s’être découverts, s’étaient mis à marcher lentement derrière nous. Et voici encore que, pendant le service, une vieille paysanne sortît brusquement du bois ! Elle était toute petite, les pieds nus, avec un fichu d’un rouge vif autour de la tête. Lorsque déjà la cérémonie approchait de sa fin, le prêtre prit l’une des bêches, en toucha les deux côtés de la fosse, et murmura des paroles en faisant des signes de croix. Aussitôt l’un des paysans sauta dans la fosse, et y déposa le cadavre, qu’un autre de ses compagnons lui avait mis en mains. Sur quoi le prêtre prit un peu de terre avec la bêche et la jeta dans le tombeau, que les paysans, ensuite, se hâtèrent de combler.

Mon collègue et moi étions sortis du cimetière, pour être témoins du départ du prêtre. A la poterne de bois, celui-ci nous offrit à chacun une cigarette, en alluma une pour son compte, puis remonta sur son cheval et s’enfonça sous les arbres de la forêt. Les trois soldats continuaient à errer parmi les tombes, en multipliant les signes de croix. La petite vieille avait disparu. Mais au moment où j’allais m’éloigner, je la vis qui, de nouveau, se glissait sous la clôture de bois, revenant de la forêt. Ses bras étaient tout remplis de branches de chêne et de sapin. Elle attendit patiemment que l’on eût achevé de dresser un tertre, sur la fosse récente ; et puis elle s’occupa de décorer celle-ci, recouvrant la terre jaune d’une couche de verdure. Après quoi je la vis encore s’agenouiller en prière, au pied de cette tombe d’un soldat inconnu.


Parfois aussi M. Liddell, en manière de divertissement, est allé passer quelques heures dans la tranchée russe. Cette précieuse faveur lui a été accordée par un général dont le nom devait bientôt nous devenir familier presque à l’égal de celui de son admirable chef, le général Broussilof. Au printemps de 1915, 1e général Sakharof n’était encore que commandant d’une division. « C’était, nous dit M. Liddell, un homme charmant et d’un accueil infiniment aimable. Il occupait une modeste chambre que lui avaient cédée, dans leur maison, des paysans d’un village polonais. Des enfans aux jambes nues jouaient bruyamment dans le corridor de la maison, lorsque je m’y présentai pour demander au général la permission d’entrer dans les tranchées. La chambre où je fus introduit n’avait, elle-même, qu’un mobilier des plus sommaires : le lit de sangle du général Sakharof, quelques chaises et deux tables. Sur l’une des tables, devant laquelle était assis