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doivent noircir quelques lignes sur ce sujet : Ma première émotion littéraire. Fébrilement, ils passent en revue la bibliothèque, les livres d’enfant, maintenant méprisés, les livres d’aventures, de science, de sentiment. Mme  Bohler écrit. Caché derrière un journal, son mari fume. Cette fumée intermittente, le grignotement de la plume loquace, une page que l’on tourne, le clair tic tac de la pendule, augmentent encore la quiétude de cette chambre tiède. À leur tour, Jean et René écrivent, raturent, gémissent, recopient. Ça y est !

— Montrez-moi ça ! dit soudain M. Bohler.

— Pas à haute voix, non ! supplient les deux garçons.

— Est-ce que je vous consulte ?… De Jean, d’abord.

« Quelques pages de mon premier livre d’histoire me resteront toute la vie. La vocation de Pierre l’Ermite ; la foule, entraînée par lui, criant : « Dieu le veut ! » tous, au mépris de leur vie, s’enflammant d’un zèle vengeur, abandonnant famille, maison, pays, pour marcher contre l’Infidèle. Cela m’enthousiasmait, me donnait des idées sublimes… Je demeurais des minutes entières en contemplation devant la gravure qui ornait le texte : un sentier rocailleux, une terre aride, l’interminable procession de ces hommes qui allaient au combat, au bout du monde. Dans ce temps-là, — j’avais huit ans, — il m’arrivait souvent de partir avec un peu de pain dans un bissac. J’allais sur la grand’route, je marchais, je marchais, ayant fait avec candeur le sacrifice de ma vie, jusqu’au moment où la bonne me rattrapait et me secouait d’importance… Émotion littéraire, par association d’idées. À huit ans, déjà, j’attendais chaque jour les Français, je les voyais sur un sommet des Vosges, criant : « Dieu le veut !… » Et c’était si grand qu’en reprenant mon récit, j’y mettais une beauté absente d’un texte bien sec. » M. Bohler se tait. C’est Mme  Bohier qui dit :

— Bravo, mon Jean ! À René maintenant.

« Moi, tant que je vivrai, je soutiendrai que Jules Verne est épatant. Il est littéraire parce qu’il suggère des masses de choses. Écrit-il bien ? je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est qu’il vous grandit. On va dans la lune. On fait vingt mille lieues sous la mer. On invente des machines. Toutes les inventions modernes (sous-marin, automobile, télégraphie sans fil) sont dans Jules Verne. Ces engins sont littéraires, parce que franchir les espaces, plonger sous les mers, planer au-dessus des