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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Le fils aîné de Weiss, François, qui fait son droit à Strasbourg et suit en esprit curieux des cours à la Faculté des lettres, est rentré passer le dimanche dans sa famille. Au dîner, entre la tourte et le café, on a lu le factum du Lehrer Kummel. Seul, entre tous les convives, — il y a là Reymond, le chimiste Gangloff, l’ingénieur Ballenhofer, — il n’a même pas souri. Et il explique :

— Ça vous étonne ? À l’université, on nous, nourrit de cette littérature.

Comme on paraît sceptique, il se lève, il va chercher dans sa chambre un livre intitulé : Gedanken und Wahrnehmungen, du romaniste G. Gröber. Il l’ouvre et il lit : « L’Anglais est un rustre prosaïque, l’Américain une âme vile et mercantile, l’Espagnol un dégénéré, l’Italien un voluptueux et un fainéant, le Français un débauché, un frivole et un superficiel… » Et cela continue, des pages et des pages, pour prouver qu’il n’y a de nation forte et saine que l’Allemagne, de science que la science allemande, de philosophie et de religion que la philosophie et la religion allemandes.

François Weiss poursuit :

— Mes professeurs, je les ai entendus dix fois se donner le ridicule de guerroyer contre les prénoms français, nier formellement qu’il y ait une littérature française, une poésie française. Victor Hugo écrit pour ne rien dire. Chateaubriand ? Un rhéteur emphatique. Un seul écrivain mérite de retenir l’attention : J.-J. Rousseau, et encore est-ce un Suisse d’affinités germaniques. On concède pourtant aux Welches le feuilleton. On affirme couramment que les Français ne savent pas leur langue, qu’ils prononcent mal, que les seuls Allemands parlent correctement le français, parce qu’ils savent la grammaire, la phonétique… À une ou deux exceptions près, remanier la carte, annexer, est le passe-temps favori de ces messieurs. Et tous à plat devant l’État. C’est le dieu. Il a tous les droits, y compris celui de vie et de mort. Croyant parler à un Alsacien, un de mes professeurs de droit ne disait-il pas dernièrement à l’un de mes camarades : « Pourquoi, dans votre travail, écrivez-vous état avec une minuscule ? On voit bien que vous êtes Alsacien et que, comme tous les Français, vous n’avez aucune idée de ce qu’est l’État (Sie haben keinen Begriff vom Staat). » Le piquant de l’affaire, c’est que l’étudiant à qui l’on adressait