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l’on regarde, là-bas où coule le Rhin, plus loin, plus loin encore, là où s’étend la verte Thuringe. Chacun chez soi, cela vaut mieux ainsi.

Kraut s’en est allé. Il sera à la maison ce soir.

Le successeur de Kraut vient d’arriver à Friedensbach, Kroner, qui naquit en un village du Wurtemberg. Quand ? C’est bien difficile à dire. Grand, maigre ; des bras interminables, des mains de momie qui lui battent les cuisses quand il marche ; un long cou, une pomme d’Adam toujours en voyage ; piquée là-dessus, une tête d’une intéressante laideur avec une barbe rare qui laisse voir la peau, des yeux tristes, un front drôlement bombé, un crâne puissamment voûté : Kroner n’a pas d’âge ; il tient du marmot en crise de croissance et du vieux qui se détache de la vie.

Au bureau, — état civil, impôts, — Kroner reçoit poliment. Dès que la porte tourne sur ses gonds, il émerge de ses paperasses, il interroge de l’œil, non pas affable, mais consciencieux, gravement humain. Avec les vieux, il lui arrive de parler le français qu’il possède parfaitement. Les services qu’il peut rendre, il les rend, et, quand il écrit le nom d’un mort, il secoue la tête comme pour prendre part.

Ce Kroner vit en solitaire. Le dimanche, on le voit souvent assis sous les saules, au bord de la rivière. Il se promène aussi, les mains au dos, sympathique aux jardins en terrasse, à ces toits du bourg qui se touchent de l’aile. La lune le connaît bien. Elle n’a pas d’ami plus fidèle. Aussi se plaît-elle à dessiner contre les murailles son ombre cocasse.

Le soir, il est possible que Kroner écrive des vers. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il passe des heures et des heures, enfermé dans sa chambre, assis devant la table poussée près de la fenêtre : la plume trotte, le maigre buste se balance comme pour marquer le rythme des syllabes. Soudain, jetant les bras en avant, Kroner déclame. Schiller et Lenau sont ses hommes. Il les cite. Leur effigie en terre cuite trône sur le dos du piano. Car Kroner a plus d’une corde à son arc. Après le bain de poésie, le bain de musique. La tête très haute dans les passages de force, le nez sur les touches dans les passages de douceur mélancolique, l’homme se grise des sons qui montent