Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une compagnie de landwehr, mais, après avoir fait ses débuts militaires en fusillant après le combat des civils belges, il a terminé la campagne en acceptant des autorités allemandes de Lille des fonctions ressemblant à s’y méprendre à celles de mouchard. Cette brève incursion dans le métier des armes ne présente donc rien d’héroïque.

On peut signaler en revanche comme l’un des documens psychologiques et narratifs les plus précieux de cette littérature, le Journal de guerre d’un autre intellectuel, Anton Kutscher[1]. L’intérêt de ce volume provient moins encore des grandes batailles auxquelles l’auteur a pris part (Charleroi, Saint-Quentin, la Marne, Soissons) que de la personnalité même de Kutscher. Hanovrien d’origine, il est de métier professeur d’Université, et, à ce titre, il personnifie les qualités et les défauts de l’une des classes d’hommes les plus représentatives de la nouvelle Allemagne. Professeur, il l’est jusqu’aux moelles, dans ses habitudes comme dans ses jugemens, et il ne nous le laisse pas oublier. Il prend soin de nous rappeler comment, à la veille de partir pour un congé qu’interrompra la nouvelle des hostilités (juillet 1914), il termine ses cours par la beuverie d’usage (Semesterschlusskneipe) dans un hôtel de Munich ; comment, lors de la mobilisation, il a le regret de laisser inachevée une étude sur « les poètes de la Basse-Saxe ; » comment enfin, au mois de février suivant, il reçoit dans les tranchées de Champagne la nouvelle de sa titularisation[2]. — Professeur allemand, il parait encore tel par le ton imperturbablement doctoral de son style et de ses appréciations. La légèreté de romans et d’ouvrages dramatiques français « trouvés » dans une villa lui inspire un sentiment de pitié dédaigneuse et lui arrache cet aveu dépouillé d’artifice : « Mes préférences vont à ce qui est massif. » L’Atala de Chateaubriand, parcourue dans la tranchée, lui semble empreinte d’une « douceur d’opérette » et très éloignée de la vraie nature. L’épithète de « frivole, » qu’il prodigue volontiers, lui parait une condamnation sans appel, dont la vertu propre le dispense de toute autre justification ; aussi l’emploie-t-il pour écarter d’un mot les protestations soulevées dans le monde civilisé par le bombardement de la cathédrale de Reims. Lui-même, d’ailleurs, semble constamment obsédé

  1. Anton Kutscher, Kriegslagebuch. Munich, Beck, 1915.
  2. Kutscher, pp. 1, 6, 250.