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l’indifférence romane. » Il n’est pas enfin jusqu’aux socialistes de la veille qui n’entonnent ce refrain et ne se déclarent convaincus de protéger la « liberté de pensée » contre « la tyrannie russe[1]. » On devine quel voudrait être l’effet de ces protestations répétées sur un lecteur non prévenu. Comment refuser une involontaire sympathie à des hommes que soutient en face de la mort un aussi noble idéal ? Mais comment aussi se défendre de quelque inquiétude, à voir sur quel ton d’exaltation ils s’expriment et quels exemples sont invoqués dans certaines lettres : « Oh ! comme en ce moment nous nous sentons bien Allemands ! s’écrie un étudiant. Je lis les œuvres de Frédéric le Grand avec autant de respect qu’une jeune mère lit la Bible. Voilà qui est élevé ! Ma vénération pour le vieux Fritz ne connaît pas de limites. C’est dans ces chefs que se reflète l’âme d’un peuple[2] ! » Déclarations un peu compromettantes, le vieux Fritz n’ayant jamais passé pour une victime, et que serviront à préciser d’autres, beaucoup plus explicites.

Après avoir proclamé à l’envi l’innocence de leur pays en face de ses agresseurs, les combattans allemands, sans s’apercevoir de la contradiction, ne perdent pas une occasion de dépeindre son enthousiasme guerrier et de célébrer la perfection de sa préparation matérielle et morale au début des hostilités. Ils retracent avec complaisance les scènes qui ont marqué leur transport à la frontière : voyage triomphal dans des wagons ornés de branchages et de fleurs, ovations bruyantes et pluies de cadeaux sur tout le trajet, chant de la Wacht am Rhein au passage du Rhin, infatigable dévouement des dames de la Croix-Rouge de garde dans les gares. Ces spectacles remplissent leurs âmes d’un juste orgueil, mais leur font trop aisément oublier que tous les États belligérans en ont présenté de semblables et que le patriotisme d’un peuple ne se mesure pas à l’éclat de ses manifestations extérieures. — C’est avec plus de raison qu’ils portent aux nues l’esprit de prévoyance minutieuse dont témoignent les opérations de la mobilisation. L’abondance des armes et des vêtemens neufs qu’ils trouvent, malgré leur nombre, en arrivant au corps, l’ingénieux aménagement des cuisines roulantes, qui leur assurent toujours des

  1. Thümmler, XXV, pp. 23, 24 ; Witkop, pp. 25, 71 ; Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, pp. 217, 222.
  2. Witkop, p. 51.