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également, telle est la partition du Déserteur et cette partition tout entière. Le type de Montauciel est peut-être la plus jolie silhouette de soldat qu’ait jamais esquissée notre musique de demi-caractère. Peu de traits y suffisent, mais si fins : un air et une chanson. Air à boire, ou plutôt après boire, d’un genre difficile à traiter. « Montauciel, un peu pris de vin, » dit le livret. Avec une discrétion, une distinction rare, la musique n’en dit pas davantage. Elle fait, non pas tituber, mais hésiter le chant. Elle avive le rythme d’une pointe d’ivresse, et par momens elle semble griser de vocalises légères la mélodie elle-même. Le dialogue si plaisamment lyrique, du dragon Montauciel et de Bertrand le villageois, est encore une de ces rencontres d’opéra-comique où l’avantage reste au militaire. Jamais deux chansons plus diverses ne se sont mieux opposées d’abord, ensuite mieux combinées et fondues : celle du paysan, gauche et niaise ; puis, pour la relever et la dégourdir, celle du soldat, pimpante, et fringante, et galante, le tout avec un soupçon de poésie, mais de celle-là dont parle si bien Henri Heine, justement à propos du Déserteur : une poésie spirituelle, bien française, sans morbidezza, « une poésie jouissant d’une bonne santé. »

Cette poésie, et cet esprit surtout, avec moins de simplicité, plus de montant et de gaillardise, abonde, plus près de nous aussi, dans la Manon de Massenet. (Voir, au dernier acte, la chanson de route des archers et tout le personnage de Lescaut). Elle est enlevée avec une verve, — les peintres diraient avec un « chic » étonnant, — cette militaire ou plutôt soldatesque figure. Brillante, légère, elle ne manque pour cela ni de solidité, ni de « dessous. » Très libre, débraillée à souhait, cynique même avec élégance, pas une fois le caractère ou le style ne lui fait défaut. Elle est modelée par le rythme, par la mélodie, par l’accent et la déclamation, par les sonorités, qui créent derrière elle un fond, une atmosphère autour d’elle. Dans ce genre, ou dans cette couleur, c’est une espèce de petit chef-d’œuvre que le tableau de l’hôtel de Transylvanie. Le digne frère de Manon est là dans son monde, à sa place et chez lui. Un refrain goguenard à la bouche, se démenant au milieu de thèmes équivoques, parmi les timbres douteux d’un orchestre tantôt étincelant, tantôt sombre et presque sinistre, il apparaît vraiment ici, le sergent aux gardes françaises, comme le maître