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régulier et qu’est-ce qui est irrégulier ? Qu’est-ce qui vit et qu’est-ce qui est mort ? Nous sommes, nous, entre les deux, et sans doute notre cœur ne balance pas, mais notre esprit paraît avoir quelque peine à se fixer.

Ce n’est pas, en nos temps détestables, un poste exempt de soucis ni même de périls, que celui de chef d’État ou de gouvernement. Le comte Stuergkh, président du Conseil des ministres d’Autriche, en a fait hier la nouvelle et cruelle expérience. L’assassin est un socialiste, fils de socialiste, le docteur Frédéric Adler ; mais les mobiles de son acte sont plus intéressans que sa biographie. On a dit qu’il souffrait jusqu’à l’exaspération de voir le Reichsrath prorogé, la presse bâillonnée ou stylée, ses propres amis circonvenus, les représentans des nationalités dissidentes emprisonnés et condamnés, et qu’il aurait voulu frapper en M. de Stuergkh l’auteur de cette déchéance du Parlement et de cette destruction des Libertés. Lui-même a dit qu’il a voulu punir l’un des auteurs d’une guerre horrible et scélérate, dont l’Autriche resterait, devant le genre humain, à jamais chargée, à jamais souillée, à un degré plus bas que l’Allemagne qui l’inspira, comme instrument servile, comme complice méprisé et tyrannisé. S’il en est ainsi, et si ce qui a armé Adler, c’est bien la passion pervertie d’un idéal pur à sa source, s’il a cru châtier un coupable, il s’est trompé sur la victime. Les institutions mêmes de la monarchie austro-hongroise ne laissaient, dans une pareille affaire, au président du Conseil cisleithan que très peu de pouvoir, peu d’influence, en vertu de ses fonctions ; et le comte Stuergkh, bureaucrate correct, avait, par caractère et par discipline professionnelle, trop peu de personnalité pour avoir eu beaucoup de responsabilité. Sa mort ne changera rien à rien, en Europe ni même en Autriche, puisque le voilà remplacé par M. de Kœrber, autre bureaucrate, autre ministre à tout faire ou à tout supporter. Une fois de plus, la vengeance aura été aveugle, et le crime, inutile. Le sang a appelé le sang, comme l’abîme appelle l’abîme. Mais une volonté de justice est née dans le monde et grandit.


Charles Benoist.


Le Directeur-Gérant,
René Doumic.