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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

cathédrale dont l’ombre, sur la place étroite, est un autre monument où roulent les fiacres, où se poursuivent les gamins. On voit Caïn, Abel, le sacrifice d’Abraham, l’échelle de Jacob, Jonas sortant du ventre de la baleine, Judas, les Vierges sages, les Vierges folles, les Vertus et les Vices, les Mages devant l’enfant Jésus, Clovis, Dagobert, Charlemagne, Louis le Débonnaire, Charles le Chauve, et Lothaire, et Conrad, et Henri d’Allemagne, le Jugement dernier… Le silence. La forêt des colonnes. La gloire des verrières, d’où tombent en pluie les rayons multicolores. Les Quatre Âges passent devant la Mort qui sonne les heures. Des tombeaux. Si roges quis sim : pulvis et umbra… Autour du sanctuaire, les vieux toits de la cité semblent autant de bonnets pointus et têtus… Plus loin, le palais du vainqueur, où brille l’or, où s’arrondissent les coupoles. Devant les guérites, des hommes casqués montent la garde. On les relève. Cris gutturaux, tapage des bottes. Deux peuples, deux esprits. Des gamins imitent ces soldats et rient…

On revient bien vite aux vieux quartiers, aux eaux qui dorment. Malgré tous ces fusils, tous ces casques, les vieux plaisirs, les vieilles libertés, les vieilles traditions enroulent leurs guirlandes aux balustres des balcons. Méprisées par le monocle de l’officier, les figures taillées par le ciseau des ancêtres ont un sourire… Est-ce qu’un traité chargé de sceaux et de signatures change les cœurs ?… Les bancs, les lits, les berceaux, les tables sculptées à la manière de toujours, parlent depuis toujours. Comme les palais à dôme d’or s’ennuient au milieu des jardins déserts où jaillissent les jets d’eau symétriques !

… Dans sa chambre, le soir, bercé par les bruits qui montent de Friedensbach, — il est neuf heures, la cloche sonne, les chauves-souris dansent dans la cendre du crépuscule, — Reymond a la vision de cette Alsace qu’il vient de découvrir. Que d’images ! que de couleurs ! quel pittoresque ! De la plaine aux sommets des Vosges, que de monumens disant l’âme forte et pourtant douce du vieux pays ! Siècle après siècle, aux murailles des bourgs, aux vitraux des églises, aux pignons des maisons, les traditions sont écrites… Entre fleuve et montagne, le pays s’étend, si simple de lignes, si nettement ordonné. À coups puissans de ses larges ailes, le vent le traverse qui ploie