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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

une résistance sans espoir. Je les salue au nom de leurs camarades, au nom des officiers français, au nom de la République. La souffrance unit mieux que la gloire, puisque l’on aime en proportion des souffrances supportées en commun… Soldats français morts pour la patrie, à vous l’immortalité, à nous le souvenir ! J’imprime le baiser de la France sur la pierre de vos tombeaux. »

En cette minute, le bras droit dressé vers le ciel, la poitrine gonflée, le front en pleine lumière, celui qui parle accumule en lui toutes les angoisses, toutes les espérances de cette foule soudain liée d’un invisible lien. — Regardez !… dit Weiss à ceux qui l’entourent. Ils se retournent. Devant ces milliers et ces milliers d’hommes dont les rangs pressés couvrent la colline, devant tous ces yeux levés qui brillent d’une flamme étrange, un frisson les secoue.

« Alsaciens, quand vous vous arrêterez devant ce monument, découvrez-vous, inclinez-vous, écoutez passer l’âme de vos aïeux. »

Une ardente sonnerie de clairons, les sons graves d’un choral : Comme ils reposent doucement ! Le voile qui s’écarte découvre la nudité de la pierre, le génie de la Patrie, prêt à prendre son vol, le coq qui jette son cri du matin au soleil. Le cœur de la foule cesse de battre. Une pâleur est sur les fronts. On saisit le bras d’un voisin. On se regarde. Est-ce possible ? Est-ce croyable ? Ces drapeaux rouge, blanc, bleu, ces drapeaux des vétérans venus de France, qui flottent et se balancent, ce tapage des fanfares qui monte, gronde, roule au bas des collines jusqu’à la petite ville assise derrière ses vergers jaunis : la Marseillaise !… Impassibles, la mâchoire accusée, appuyés sur la poignée de leur sabre, les officiers prussiens sont debout, plus immobiles que des statues… Allons, enfans de la patrie !… On a le cœur pincé de surprise. Les têtes se sont découvertes. La volonté n’a pas commandé ce geste des mains. L’ordre est venu du cœur qui recommence à battre à grands coups. On se regarde encore… Est-ce vrai ?… Voici quarante ans que l’on se tait ! Voici quarante ans que la prudence et la crainte vous accompagnent, refoulant les sentimens, glaçant les élans ! Voici quarante ans que le fantôme de la défaite vous suit, plus fidèle que votre ombre !… Et soudain ce drapeau, cet hymne des peuples ressuscités !…