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Il est donc bon que nos commerçans et nos industriels s’en aillent à Fez et à Casablanca apprendre la psychologie du vendeur ou de l’acheteur marocain. Même s’ils ont toujours besoin, avec lui, d’un intermédiaire, il leur serait préjudiciable de l’ignorer. C’est que, pour l’Africain, comme pour l’Oriental, un achat est quelque chose de très particulier, une affaire pleine d’imprécision, d’imprévu et de poésie. On s’arrête devant une boutique, sans bien savoir ce que l’on veut acheter, ou si, par hasard, on le sait, il arrive qu’on s’en aille ayant sous le bras une emplette à quoi l’on n’avait point pensé, qui dépasse tout ce qu’on avait rêvé et qui est la récompense de longues et savantes manigances, de stratégies compliquées, qui vous conduisent là où, d’abord, vous ne vouliez point aller. La volonté mystérieuse d’Allah plane au-dessus du combat. Et ainsi l’achat est une loterie, un jeu passionnant, où l’acheteur et le vendeur espèrent toujours se rouler mutuellement. Mais ce tournoi est enveloppé de courtoisie et de beaux discours, de formules cérémonieuses et fleuries. Et tout repose sur cette fiction aimable et à demi sincère que le gagnant est l’ami du perdant, l’exploiteur, celui de l’exploité. Je me rappelle avoir connu autrefois, à Alger, un petit Juif, qui tenait un magasin de curiosités dans la rue Bab-Azoun, et qui était d’une cordialité vraiment charmante. Quand, après un assaut prolongé, il avait réussi à mater un client récalcitrant, il lui disait, en lui mettant dans la main l’objet du débat :

— Je te le donne, pour que nous restions bonz’âmis !

Etre « bonz’àmis, » tout est là, pour le marchand comme pour le client oriental ! Ce petit Juif si affectueux avait, à deux pas de sa porte, un confrère musulman, qui était l’idéal du genre et qui d’ailleurs était célèbre parmi les touristes. Tout le monde a connu le bel Ismaïl-ben-Hâfiz, lequel, à une foule d’autres avantages, joignait celui d’une éternelle jeunesse. Sexagénaire, il arborait, sous un nez conquérant, des moustaches toujours d’ébène, et sous la chéchia à glands d’or, il étalait des bandeaux noirs et lustrés comme des ailes de corbeau. Et quelles culottes bouffantes, d’un si beau vert-pomme ! Quelles molles ceintures, et d’un carmin si tendre ! Aussi les acheteuses cosmopolites se précipitaient dans sa boutique. Tout de suite des chaises pour ces visiteuses de marque, le café apporté par le kaoudji du coin, disposé sur un magnifique plateau de