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certaines cérémonies on voit les aigrettes légères et mobiles des femmes jaillir de la ligne prosaïque des chapeaux hauts de forme. Souvent nos bons canons de 105 ont été taquiner les convois ainsi révélés par leur panache, mais à de telles distances un tir efficace sur but mobile n’est pas très aisé. La petite terrasse à l’extrémité du village d’où on avait ce magnifique et triste coup d’œil sur le pays occupé par l’ennemi était d’ailleurs très bien vue de ses tranchées, et on n’y pouvait guère séjourner quelques instans sans que des sifflemens nombreux, qui n’étaient point ceux des gentils rossignolets, vous murmurassent à l’oreille de ne point trop divaguer en ce lieu.

Il n’était de maisons dans ce bourg qui n’eussent été peu ou prou démolies par les marmites qu’y envoyait chaque jour l’ennemi, aux heures où les ravitaillemens faisaient défiler quelques détachemens dans ses rues. Rien là que de très naturel ; mais il me souvient d’une vieille bonne femme, à la figure toute ridée comme un vieux fruit séché, restée je ne sais comment dans le village et qui, du matin au soir, tricotait paisiblement devant sa porte : j’ai vu plusieurs fois les gros obus tomber à peu de mètres d’elle ; elle ne levait même pas le nez de dessus son tricot. Etait-ce parce que la fin lui était chère et désirable, parce qu’elle avait déjà tant enduré que rien, même pas la mort imminente, ne pouvait plus faire réagir sa sensibilité, lassée jusqu’à l’anesthésie ? Etait-ce au contraire parce qu’ayant déjà vu tomber beaucoup d’obus, elle n’y prêtait plus guère attention, car la mort sans cesse frôlée est comme ces choses familières qu’on finit par ne plus voir à force de les avoir sans cesse dans le regard, comme ce bruit du moulin auquel le meunier ne pense que lorsqu’il cesse ? Etait-ce simplement une pauvre inconsciente, un de ces cerveaux simples que par milliers l’atroce guerre a vidés de leur raison, comme le boucher, d’un geste sec, vide le ventre des agneaux ? Je ne sais, mais toujours je garderai dans ma rétine la silhouette de cette vieille accroupie sur la pierre, sourde au tonnerre mortel qui l’éclaboussait et n’entendant que le cliquetis léger de ses aiguilles annelées de laine.

Le chef d’escadron F…, qui commandait là l’artillerie, était un de ces hommes parfaitement cultivés, d’une énergie et d’une ardente bravoure volontairement masquées de froideur, qui sont si nombreux dans l’armée française. Dans le trou