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tâchée de pluie et jaunie de soleil. et dans cette lettre, d’une grosse écriture gauchement appliquée de paysanne, la mère du soldat lui disait : « Mais la Louise voudra peut-être de toi, mon petit, maintenant que tu t’es bravement conduit… » Quel poète transfiguré par la guerre en soldat, quel artiste cruellement sensible au tragique simple et profond a cloué là, d’un coup de baïonnette, cette lettre, en fermant la tombe du « petit » camarade ?

La boue qui régnait dans le secteur de T… dépassait tout ce qu’on peut imaginer ; même en Argonne, je n’en ai point trouvé autant. Cette vase déliquescente uniformément répandue partout, où l’on s’enlizait sans cesse et dont la couleur jaune avait fini par se répandre à force d’éclaboussures jusqu’au sommet des arbres et des bicoques, fondait tout, choses, hommes, bêtes, dans une immense symphonie ocreuse où le regard finissait par n’avoir plus de repères. Si Danton avait passé par là, il n’aurait jamais osé dire qu’on n’emporte pas la terre de la patrie à la semelle de ses souliers. Cette boue avait au moins l’avantage de donner aux hommes une teinte uniformément neutre et qui, à quelques décamètres, les distinguait à peine du sol. Ainsi se trouvait réalisé, bon gré mal gré, le plus invisible des draps militaires. A mon humble avis, en effet, la couleur bleu horizon, bien que très supérieure au point de vue invisibilité aux anciennes teintes franches de nos uniformes, n’est peut-être pas la perfection à cet égard. Une couleur est d’autant plus invisible dans un décor donné qu’elle tranche moins, qu’elle fait moins contraste avec celle des objets ambians. Or, il est évident que très généralement les soldats se projettent pour un observateur situé à quelque distance, soit sur le fond du sol, sur la terre nue, soit sur de la végétation, herbe, buissons, arbres. Or, la terre a toujours des tons tirant sur le jaune ou le brun ; les végétaux sont verts ou jaunes. L’idéal aurait donc été un drap d’uniforme tirant à la fois sur le jaune et le vert, qui sont d’ailleurs des nuances voisines, et surfont sur la première de ces couleurs.

C’est précisément à quoi tendent le khaki des Belges et des Anglais, le gris des Allemands, des Italiens et des Serbes. Le bleu horizon ne se justifiait véritablement que dans deux cas : 1° lorsque les soldats se profilent sur le fond du ciel ; mais alors, ils sont immédiatement vus de toutes façons et se profilent