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Ce matin, nous attaquons, dans le secteur ; c’est le moment de la « préparation » d’artillerie qui précède comme un formidable prélude symphonique… et comme un glas, l’instant décisif et tragique où l’infanterie, en avant de nos batteries, sortira de ses tranchées. Et tandis que rugit le tonnerre formidable de toutes les pièces de tous les calibres, je songe à ces camarades fantassins avec qui tout à l’heure je prenais le café, et qui se préparent à bondir vers la mort, là tout près devant nous, le fusil à la main, l’âme pleine d’une sombre résolution, le regard un instant… un seul instant voilé, parce que tout l’essaim des chers souvenirs vient d’y poser l’ombre de son vol rapide. Il y a un moment à peine, ils devisaient gaiement, s’occupant de mille petites questions de détail, et pourtant ils savaient qu’un fort pourcentage d’entre eux était condamné à mort ; ils le savaient, mais ne laissaient point voir qu’ils le savaient, car ils avaient cette pudeur de l’émotion qui donne tant d’élégance morale aux hommes de chez nous, même aux plus simples.

Tandis qu’ils se préparent à se hisser sur le parapet, dans quelques minutes, quand l’aiguille des montres synchronisées hier soir marquera du même coup la fin de la canonnade, les pensées en mon esprit défilent en un cortège précipité et dense. Je songe que, pendant que nous sommes là dans nos batteries, presque point inquiétés par les ripostes sporadiques des batteries ennemies, qui, à peine ce jour-là, blesseront quelques-uns d’entre nos canonniers, nos camarades fantassins vont là-bas se heurter aux terribles fils barbelés, tandis que les mitrailleuses allemandes déploieront sur eux, en sifflant, l’éventail mortel de leurs trajectoires divergentes. Et nous avons alors un peu honte d’être artilleurs, et un muet hommage s’élève de nos cœurs vers cette infanterie, qui reste vraiment, du moins par l’héroïsme, par la nécessaire abnégation, « la reine des batailles. »

Du poste d’observation, nous voyons quelques-unes des phases de l’affreuse mêlée, nous voyons tomber quelques-uns de ceux qui ont tout donné en ce lieu à la France, et dont les silhouettes, alanguies par la mort, goutte à goutte tachent de rouge les petites plaques blanches et irrégulières que la neige tombée la nuit a posées çà et là sur le sol et qui semblent de loin