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initiale très supérieure, la balle du fusil porte beaucoup moins loin que l’obus du 75, et celui-ci moins loin que les obus des canons lourds. Pour prendre un exemple numérique, supposons un gros obus de 305 millimètres, un obus de 75 millimètres et une balle de shrapnell de 10 grammes, tirés tous trois sous un angle de 5 degrés et avec la même vitesse initiale de 800 mètres à la seconde : le premier portera à 8 500 mètres, le second à 5 000 mètres, la troisième à 550 mètres seulement.

En résumé, le principal avantage des canons lourds tirant des gros obus provient de la résistance de l’air. S’il n’y avait pas d’air autour de la Terre, tous les canons semblables, quelle que soit leur taille, tireraient aussi loin, et l’artillerie lourde aurait beaucoup moins d’importance. Il est vrai qu’alors il n’y aurait pas non plus d’artilleurs, ce qui serait dommage, car dans une tête, casquée ou non, il y a toujours un peu de cette chose divine : la pensée.

Tout cela on le savait, — en théorie, — avant la guerre. Si néanmoins on n’avait pas développé dans tous les pays l’artillerie lourde, c’est d’abord qu’on la considérait comme trop peu mobile pour la guerre à grande vitesse qu’imaginaient certains, doucement endormis dans le bercement fallacieux des précédens napoléoniens. C’est aussi qu’on supposait n’avoir jamais à tirer à des distances très grandes. En effet, pensait-on avec raison, tirer sur des objets tellement éloignés qu’on ne les voit pas est complètement inutile, car un tir doit pouvoir être réglé, donc son objectif vu, un tir non réglé n’étant qu’un gaspillage de poudre aux moineaux. Comme on ne peut guère observer du sol, à l’œil nu, les effets d’un tir à plus de quatre ou cinq kilomètres, on jugeait inutile d’avoir des portées plus grandes.

Ce raisonnement si bien déduit s’est trouvé faux d’abord parce que la guerre, qui devait être rapide dans le temps et dans l’espace, s’est cristallisée, sans respect des théoriciens, dans une longue immobilité, ensuite et surtout si l’officier qui tire ne peut pas voir lui-même à une dizaine de kilomètres et plus où tombent ses projectiles, il a des yeux qui le peuvent voir pour lui. Il a un œil fixe : le ballon observateur, — connu depuis Jemmapes, — et d’où la vue amplifiée par de bonnes lunettes porte à des distances très grandes. Il a surtout un œil mobile, qui peut l’aller voir à sa place : l’avion qui, par signaux optiques