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c’est pourquoi l’on court de toutes ses forces, pour retrouver un abri devant soi, dans la tranchée allemande. Et puis, à mesure que l’on en approche, la baïonnette en main, l’on a comme une sensation de soif. Mais nos Allemands de tout à l’heure ne nous ont pas donné l’occasion de nous servir de nos baïonnettes. Ils ont jeté leurs fusils et se sont enfuis ; mais nous les avons poursuivis si vite que nous en avons rejoint et pris une poignée dans la seconde tranchée. C’est là que, en y arrivant, j’ai entendu une voix derrière mon dos, et que j’ai trouvé mes deux prisonniers couchés à terre, les bras levés, et murmurant : « Camarades ! »


M. Britling vient à peine de lire cette lettre, lorsqu’un télégramme lui annonce la mort du jeune homme, tué par un obus allemand dans sa tranchée ; et, tout de suite, l’impression que ressent l’ancien ami et disciple d’Herbert Spencer se trouve être une certitude, — ou plutôt une perception immédiate et concrète, — de la survivance de l’enfant bien-aimé.

— Je reprendrai mon travail demain ! murmura M. Britling : mais cette soirée d’aujourd’hui, je veux te la réserver tout entière. Tu peux bien m’entendre, n’est-ce pas, mon cher Hugues ! Tu entends bien ton père,… qui a tant compté sur toi !…

Et depuis lors commence, dans la vie intérieure du héros de M. Wells, un grand travail de relèvement « religieux » et d’édification, pour aboutir à la phrase mémorable que j’ai eu deux fois déjà l’occasion de citer. Le souvenir des dernières semaines de l’existence terrestre de son fils, et le spectacle de l’attitude de son secrétaire Teddy en face des épreuves qu’il est contraint de subir, et la vue directe ou le récit des actes, à la fois simples et sublimes, de milliers d’autres soldats sacrifiant de plein gré ce qu’ils avaient de plus précieux au monde pour faire leur devoir et sauver leur pays, c’est tout cela qui, dorénavant, se charge d’« apprendre Dieu » à M. Britling, — un « Dieu » dont les véritables fonctions ne nous sont pas bien claires, non plus qu’elles ne semblent l’être à M. Britling lui-même ni à son biographe, mais dont la découverte ainsi opérée n’en représente pas moins, à nos yeux, une très touchante et heureuse « conversion » de l’auteur des Anticipations et du Monde affranchi.


T. DE WYZEWA.