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FRAGMENS D’UN JOURNAL INTIME.

j’arrivai devant cette entrée de sentier sous les chênes, cela n’y était plus, il va sans dire ; mais tout de même, je ne continuai ma route qu’en me retournant de temps à autre pour regarder derrière moi.

Dans le vieux jardin de la Limoise, les soirs de ces magnifiques étés d’autrefois, plusieurs visions aussi furtives avaient précédé celle-là, vers ma huitième ou dixième année, mais en laissant de moins durables empreintes. Elles apparaissaient surtout quand on restait assis en silence, au crépuscule, sous certain berceau que des jasmins couvraient de mille petits bouquets de fleurs blanches, en saturant l’air de parfum. C’était à l’heure où les premières étoiles s’allumaient dans le ciel ardent, encore d’un rouge de braise, l’heure où l’on commençait, d’une façon plus particulière, à sentir l’enveloppement de ces bois de chênes âgés de plusieurs siècles, qui s’avançaient très près des murs bas et presque croulans de vétusté. On venait d’entendre, dans le lointain de l’air immobile et chaud, le tintement un peu fêlé, doux quand même et pour moi inoubliable, de l’Angélus, sonné au clocher roman du village d’Échillais. Alors, tout au fond du jardin, tout au bout de ses allées droites à la mode ancienne, bordées de buis ou de lavande, passait parfois, très estompé d’imprécision crépusculaire, un bonhomme en redingote notre (comme celle de mon professeur de latin), avec une figure de chauve-souris et de grandes oreilles dressées. Et il m’appelait de la main, par un petit geste discret et confidentiel… Presque toujours, ces visions-là essaient d’appeler, en prenant un air aimable et légèrement espiègle, mais qui ne vous donne quand même aucune envie de venir.

Je franchis maintenant beaucoup d’années, pendant lesquelles rien de très frappant ne m’apparut, pour en venir à un été dont je ne sais plus exactement la date, mais qui devait être tout à la fin du siècle dernier. Au fond du grand jardin d’une maison de faubourg, j’étais assis, au beau crépuscule, en compagnie de trois tout petit garçons, d’un an, trois ans et cinq ans. Leur mère, qui était aussi là, tenait sur ses genoux le plus petit, qui ne voulait pas dormir et gardait obstinément