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n’avait plus couché depuis que des aïeules en étaient parties pour le cimetière. Oh ! la lugubre chose, quand on s’y appesantit, d’avoir été le plus jeune et de rester le dernier de tout un groupe d’êtres qui vous avaient chéri pendant vos premières années… Et puis, ce jour-là, une sourde angoisse, que l’on osait à peine s’avouer à soi-même, oppressait toutes les âmes françaises. Des paroles ambiguës étaient arrivées de Berlin, l’officine des grandes fourberies, où plus que jamais semblaient se tramer d’abominables complots. Évidemment, on se disait : Non, ce n’est pas possible ; la guerre est devenue infaisable à force d’horreur ; aucun homme au monde, fût-ce même leur Kaiser sinistre, n’oserait déchaîner cela. C’est égal, on traversait une fois de plus une période anxieuse, du fait de l’homme d’Agadir. Et la possibilité d’une telle chose, qui bouleverserait de fond en comble l’humanité, rendait plus profondes mes pensées, avivait pour moi davantage le regret de ces passés relativement calmes et doux, qui imprégnaient encore de leur souvenir la vieille maison.

J’allai m’accouder à ma fenêtre, et là un souffle très chaud du vent d’été m’apporta une odeur exquise, envoyée par certain chèvrefeuille que j’ai toute ma vie connu. Je regardais, en face de moi, le pavillon qui est la demeure de mon fils… Tiens ! pourquoi les fenêtres de sa chambre à coucher, — au deuxième étage, au niveau de la mienne, — restaient-elles grandes ouvertes, puisqu’il était en voyage ? Quelque oubli des domestiques sans doute ; mais cela n’apportait aucune gaieté, au contraire, car, à cette heure bientôt nocturne, l’intérieur de la chambre naturellement était tout noir.

Avec une persistance involontaire, je me rappelai à nouveau toutes ces autres chambres vides, derrière moi, déjà plongées dans la vraie nuit, tandis qu’en avant j’avais ces cours, ces petits jardins, ces petits murs bas aux pierres grises et moussues, tout cela antérieur à mon existence, et si familier à mes premières années ! Beaucoup de roses, certes, beaucoup de fleurs partout, et de plantes grimpantes, mais plus personne de vivant nulle part…

Le chèvrefeuille continuait d’embaumer, mais la tristesse d’être seul, dans cette chère maison jadis si doucement peuplée, m’accablait par trop… Et c’est alors que, sans crier gare, instantanément, là-bas, dans le cadre d’une fenêtre de la