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FRAGMENS D’UN JOURNAL INTIME.

chambre de mon fils, se dessina un personnage tout à fait indésirable… Un grand vieux, trop grand, trop chevelu, voûté, horrible, un sourire équivoque découvrant ses dents trop longues… Il se tenait un peu en retrait dans l’ombre, comme n’osant pas affronter ce qui restait de lumière dehors…

Sous mon premier regard, il s’évanouit bien entendu comme une fumée ; mais il avait eu le temps de m’appeler du doigt, de me faire signe : « Viens donc ! Mais viens donc un peu me trouver ! »

II. — LE CHANT DU DÉPART

Le matin du 2 août 1914.

Oui, jusqu’à hier, jusqu’à la dernière minute, on continuait de se le dire : ce n’est pas possible, aucun homme au monde, fût-ce leur Kaiser, n’oserait plus déchaîner l’horreur sans nom d’une guerre moderne ; ce n’est pas possible, donc cela ne sera pas

Et il a osé, lui, et cela est ! Chez ces lugubres atrophiés-là, des hérédités de despotisme sans frein ont tellement détruit tout sentiment de fraternité humaine, qu’ils n’hésitent plus devant un ou deux millions de morts, à jouer sur un coup de dés…

Ce matin, à mon réveil, quelqu’un, avec une brusquerie tragique, est venu me dire : « Ça y est !… Ils ont violé le Luxembourg ! » La nouvelle a mis un peu de temps à me pénétrer jusqu’au fond de l’âme, en bousculant toutes les autres conceptions sur son passage… Et maintenant, on vit dans une sorte d’effervescence contenue et silencieuse ; on a la mentalité de gens qui seraient avertis d’un cataclysme cosmique, d’une fin de monde, et on l’attend comme une chose inéluctable et immédiate, qui va tout à l’heure éclater aussi sûrement qu’une bombe déjà allumée, tandis que rien encore n’a troublé l’ordre ni le calme ambians.

Le calme, je crois qu’il n’avait jamais été si absolu que ce matin, sur ma petite ville de province toute blanche au soleil d’août. Par mes fenêtres, ouvertes sur les cours enguirlandées de verdure, aucun bruit ne m’arrive, que le chant des hirondelles, qui délirent de joie parce qu’il fait radieusement beau. Et cependant, ici comme partout ailleurs, d’un bout à l’autre de notre France, il doit y avoir affairement, angoisse et