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FRAGMENS D’UN JOURNAL INTIME.

aussi, bien blanches, repassées de frais, et ornées comme jadis de leurs insignes en dorures toutes neuves. Enfantillage, certes, je le reconnais, mais quelle réalisation inespérée d’un rêve, quelle joie et quel rajeunissement de revêtir cela demain, et, ainsi transformé, de me diriger, par les petites rues éblouissantes, sous la lumière du matin d’août, vers notre vieille Préfecture, pour me présenter à l’amiral, comme autrefois au moment de mes grands départs pour la mer ! C’est tout un cher passé qui renaîtra, quand je le croyais aboli sans retour…

Elle sera bien peu maritime, cette guerre, probablement ; mais puisse-t-elle l’être assez pour que mon tour vienne d’être appelé à servir à bord ! Oh ! revivre de cette vie qui fut la mienne pendant mes belles années, en revivre peu de temps, sans doute, car les tueries vont marcher effroyablement vite, mais en revivre quelques mois, quelques jours, et, qui sait ? trouver peut-être la seule mort qui ne soit pas lugubre et ne fasse pas peur !…

Cette suprême journée d’attente, on voudrait l’employer à des choses graves ou seulement rationnelles, comme par exemple ranger des papiers, ou passer en revue de chers objets de souvenir en leur disant un éventuel adieu, ou plutôt écrire des recommandations, des lettres sérieuses… Mais non, à côté de la grande tourmente qui s’approche, tout paraît également vain, petit, négligeable, et l’esprit ne s’arrête aujourd’hui qu’à des futilités. Même avec mon fils, il me semble que je n’ai rien à dire, rien qui soit digne de rompre notre méditatif silence, et d’ailleurs rien qu’il ne sente et ne sache déjà comme moi. Et les heures se traînent, longues, tranquilles, vides. Comme toutes les après-midi d’été, à cause du soleil, j’ai fermé les persiennes de ma chambre, et aucun bruit ne m’arrive de la petite ville endormie ; j’entends seulement bourdonner les abeilles qui, suivant leur habitude, sont entrées chez moi. Et, à la fin, cet excès de calme dans les entours est pénible, il cadre mal, il déroute et il oppresse ; on aimerait mieux de l’agitation, des cris, des fusillades.

Donc, demain, redevenir militaire ! Autrement dit, faire abstraction de sa personnalité, redevenir un rouage obéissant, en même temps qu’un rouage aveuglément obéi. Et aujourd’hui déjà on n’est plus soi-même, on n’est plus un être séparé, on n’est plus l’être distinct des autres que l’on était hier, on est une