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partie de ce grand tout qui s’appelle la France. On se sent porté à tous les sacrifices, on s’imagine être capable de tous les héroïsmes. Et peu à peu on commence de respirer avec une sorte d’ivresse ce vent d’aventure qui se lève…


Le soir du 2 août.

Sur la fin de cette journée d’engourdissement torride, le ciel devient noir, le tonnerre gronde, et on croirait le prélude des grandes canonnades. De larges gouttes d’eau tombent, et puis hésitent, s’arrêtent comme si les nuages tenaient conseil, perplexes eux aussi, et troublés.

Vers huit heures, quand la nuit est tout à fait venue, je sors pour une promenade avec mon fils, la dernière de longtemps sans doute, puisqu’il doit demain matin quitter la maison au petit jour pour rejoindre son corps. — Hélas ! des milliers et des milliers d’autres fils, dans toutes les villes et les villages de France, à ces mêmes heures de demain matin, quitteront aussi le toit paternel pour aller à la rencontre des Barbares. Oh ! pauvres enfans de France, appelés à la frontière, — happés, pourrait-on dire, — par le hideux Minotaure de Berlin !

Dehors, les rues sont vides ; les trottoirs mouillés et luisans reflètent les quelques lumières suspendues. Il fait une chaleur lourde et humide comme à Saigon ; de temps à autre, des gouttes larges continuent de tomber du ciel épais. Je ne les avais jamais vues si désertes, ces inchangeables petites rues de mon enfance ; mais on y entend une grande clameur, d’abord lointaine et qui se rapproche. Ah ! on dirait un cortège qui, de l’autre bout de la ville, s’avance en chantant : des milliers d’hommes, qui vont vite, vite comme des fous, agitant des lanternes au bout de bâtons. Ce sont des matelots pour la plupart, des soldats ou de jeunes conscrits de demain, et ce qu’ils chantent, c’est le Chant du Départ : « Par la voix du canon d’alarme, la France appelle ses enfans. »

Ils arrivent près de nous, et maintenant voici qu’ils crient, en dansant en mesure, avec une espèce de rage : « À Berlin ! À Berlin ! » sur le rythme vulgaire et féroce des « Lampions. » Des femmes suivent, marchent vite elles aussi, courant presque, pour ne pas se laisser distancer, mais elles sont muettes et sans joie : des mères, des sœurs, des fiancées.

À Berlin, nous n’y sommes pas encore, et ce cri est plutôt