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manger le revenu et les produits de ses champs, avoir un fils militaire, une fille mariée à un magistrat, chasser, pêcher, telle était toute son ambition ; et quand on avait rendu, dans les environs, quelques visites d’apparat, on pensait avoir épuisé toutes possibilités de relations avec le monde extérieur. En général, on ne sortait point de chez soi.

On citait comme une rareté le cas d’une de nos voisines, la veuve d’un ancien officier de marine, qui, tous les ans, allait passer l’hiver dans le Midi, avec son fils atteint de la poitrine. Encore fallait-il la débilité du jouvenceau pour excuser cette coûteuse fantaisie. On disait : « Ils sont partis pour les pays chauds ! » — « Les pays chauds, » c’était Cannes. Mais, dès les premières violettes, ils se hâtaient d’en revenir. Leurs persiennes closes se rouvraient, montrant, derrière les vitres, des rideaux de mousseline fraîchement empesés. Des chaises de jardin s’éparpillaient devant la maison, qui avait assez bon air, quoique récemment bâtie et qui, avec ses hautes fenêtres cintrées, son balcon, son perron en terrasse pouvait passer, si l’on voulait, pour une maison à l’italienne. Un très beau parc, dont la perspective s’ouvrait sur un petit étang, achevait de donner à la propriété une apparence vaguement seigneuriale. Naturellement, c’était le château du village.

L’hiverneuse de Cannes et sa mère passaient les après-midi d’été sous les charmilles du jardin. Elles apportaient là leurs boîtes à ouvrage, recevaient leurs visites. Elles causaient volontiers, la dame veuve surtout, qui se piquait de bel esprit et qui était grande dévoratrice de bouquins. C’est même la seule personne qui lisait, du moins à ma connaissance, dans tout notre pays de Spincourt. À cette époque-là, on ne lisait pas plus qu’on ne sortait. Petit garçon, je n’ai jamais vu de livres que chez cette dame et chez mon père : ils se communiquaient mutuellement leurs lectures, se prêtaient des volumes. Le fils de la maison, par genre, était censé s’occuper d’histoire et d’archéologie locales. C’est ainsi qu’au « château, » sur la table du salon, il y avait une superbe publication illustrée, La basilique d’Avioth, que je me souviens d’avoir feuilletée avec ravissement. Je me souviens aussi d’un volume qui, alors, m’enthousiasma, sans doute parce qu’il venait de Nancy, ville lointaine et prestigieuse pour mes yeux d’enfant. Il était intitulé : Le journal de Marie-Edmée. J’ai su depuis que l’auteur